Les préjugés ont la vie dure, et l’on se méfie toujours un peu quand on voit débarquer une énième soprano venue du froid, une Scandinave blonde potentiellement wagnérienne. Sauf que là, on est complètement à côté de la plaque lorsqu’il s’agit de Mari Eriksmoen. Voilà une voix apte à faire fondre toutes les glaces, une voix souriante, chaleureuse, enjouée, comme on croyait qu’il n’avait pu en exister que juste après la dernière guerre mondiale, quand l’Occident relevait la tête après des années de barbarie et de privations. Mari Eriksmoen est née près d’un demi-siècle après la cessation des hostilités, mais l’exquise fraîcheur fruitée de son chant réveille le souvenir d’un certain âge d’or. Depuis une Pamina remarquée à Aix-en-Provence en 2014, la soprano norvégienne n’a hélas plus guère eu d’occasions d’enchanter le public français. On se réjouit néanmoins d’apprendre qu’elle s’apprête à défendre notre répertoire, en interprétant la Fée dans Cendrillon de Massenet au Kosmiche Oper de Berlin en juin prochain.
Lauréate HSBC de l’Académie du Festival d’Aix, Mari Eriksmoen a pu enregistrer son premier disque avec Alphonse Cemin, pianiste qui a su en quelques années s’imposer comme un remarquable chef de chant. Elle a choisi un programme propre à mettre en valeur toutes ses qualités, et qui n’excède pas ses moyens actuels. De Hugo Wolf, elle propose un bouquet de mélodies parmi les plus guillerettes, sans rien de tragique. La chanteuse confère un délicieux côté presque enfantin à leur caractère primesautier : il faut l’entendre dans les onomatopées de « Mausfallensprüchlein ». Elle n’en sait pas moins rendre infiniment touchante la mélancolie de « Die Bekehrte ». Chez Richard Strauss, elle a également su éviter les pages les plus rabâchées pour retenir les mélodies les plus adéquates : l’exquis et bondissant « Herr Lenz », et les toujours déconcertants Lieder der Ophelia.
Le moins fréquenté, du moins pour les mélomanes du sud de l’Europe, c’est évidemment la moitié du programme où Mari Eriksmoen chante dans son arbre généalogique. Encadrant les Allemands, cinq bien belles mélodies de Grieg d’une part, et quelques pièces dues à Agathe Backer-Grøndahl. A défaut d’être très connu pour ce versant de son œuvre, le père de Peer Gynt est au moins un nom familier, mais l’on ne saurait en dire autant de sa contemporaine. Née quatre ans après Grieg, elle mourut la même année, en 1907. Parmi les deux cents mélodies qu’elle composa, les cinq qui concluent ce disque viennent toutes du cycle Barnets vårdag, « La journée de printemps de l’enfant », publié en 1899. « Mot Kveld » (« Au soir tombant ») semble être en Norvège un tube que même Kirsten Flagstad enregistra. Ces pages distillent un délicat parfum 1900 auquel on ne saurait rester insensible.
Seul vrai reproche à l’encontre de ce récital : 47 minutes, alors qu’un CD peut en contenir 80, cela laisse un goût de trop peu. Puisse Mari Eriksmoen revenir très vite au disque !