Victime d’un étrange préjugé, le mélomane averti se méfie parfois des grandes voix qui veulent s’illustrer dans le Lied : un chanteur ayant pour lui un instrument béni des dieux et une technique superlative serait forcément dépourvu de la profondeur qu’exige l’art de la mélodie. Privé des artifices du théâtre, loin de toute démonstration spectaculaire, son aura, alors, s’étiolerait. Heureusement, les contre-exemples ne manquent pas qui écartent ces idées reçues ; et au fond, rien ne justifie d’opposer la plénitude des moyens, la virtuosité, et la profondeur des capacités expressives.
Sur les deux premiers points, il y a longtemps qu’Elina Garanča n’a plus rien à prouver : le velours noir du timbre, qui prête à tout ce qu’elle chante un mélange de chic et de sex-appeal, la solidité de son métier acquis au sein des troupes, qui lui autorise Carmen comme Oktavian, Santuzza comme Dalila, tout cela est bien connu. Quant aux réserves sur une expressivité qui a pu, un temps, sembler trop univoque, son Eboli brûlante à l’Opéra Bastille aura suffi à les balayer. Déjà étrenné sur scène, longtemps attendu au disque, l’exercice du récital de Lieder s’annonçait donc sous de bons auspices.
Et les Frauenliebe – und Leben confirment que le Schumann d’Elina Garanca n’est pas atone – seulement, il chante à mi-voix. A rebours des voluptés dispensées jadis par Lotte Lehmann ou de l’espèce de fébrilité inquiète qu’y mettait Brigitte Fassbaender, Garanča aborde le cycle en introspection – et même, dirions-nous, en rétrospection : c’est de ses souvenirs que cette femme nous parle. « Seit ich ihn gesehen », déjà, est plein de nostalgie. « Er, der Herrlichste von allen » se remémore les délices d’une vieille passion plutôt qu’il en subit la première morsure. Pris sans hâte et sans élan, « Helft mir, ihr Schwestern » pâtit davantage de cette interprétation qui sait préserver, en revanche, la tendresse de « Du Ring an meinem Finger » : ici, douceur et mélancolie s’unissent en une cantilène touchante, comme ces berceuses que les nourrices se répètent à elles-mêmes, bien après que les enfants ont quitté la maison.
Les pièces de Johannes Brahms qui poursuivent le programme sont marquées par la même sobriété et par le même sérieux : on admire la netteté d’une élocution allemande qui ne vient jamais décharner le timbre, on entend le travail rigoureux sur les rythmes et les phrasés. On comprend ce qu’un « Verzagen » parfaitement ciselé doit aussi au piano si souple de Malcolm Martineau, décidément incontournable cet automne, après son accompagnement de Christiane Karg dans un superbe disque consacré à Mahler. « Heimweh II » distille une douce amertume, qui n’oublie pas de se faire sensuelle ; comme dans « O kühler Wald », Garanča y est à son meilleur. Mais dans « Sapphische Ode » ou « Ewiger Liebe », un doute : entendons-nous de la réserve ou seulement de l’application ? L’abandon sans fausse pudeur que savait y mettre Jessye Norman manque, comme manque, dans « O liebliche Wangen », l’espièglerie de Grace Bumbry ou, dans « Alte Liebe », le souffle lyrique de Margaret Price. Hormis quelques intonations métalliques dans le passage vers le haut registre, la voix de Garanča est inattaquable. Son style, également. Alors, un seul vœu à l’approche de Noël : qu’elle oublie vite d’être inattaquable et ose, dans ce répertoire, tout ce que ses moyens lui permettent !