« J’ai toujours été fasciné par les œuvres oubliées des grands compositeurs », nous confiait Raphaël Pichon en 2017. Dans le prolongement de son disque The Weber Sisters (2015), le chef revient à Mozart, en se plaçant sous le signe de la trilogie Da Ponte, comme l’indique le titre emprunté au « Viva la libertà ! » de Don Giovanni, et le découpage des plages en trois scènes portant chacun le sous-titre de ces trois piliers du répertoire (« La folle giornata », « il dissoluto punito » et « la scuola degli amanti »). Sauf qu’on ne trouvera dans ce coffret de deux CD baptisé Libertà ! aucun extrait de la susdite trilogie. Paradoxe ? Oui, en un sens. Mais ce que fait Raphaël Pichon est infiniment plus intéressant que s’il avait proposé une énième intégrale de ces œuvres mythiques : en puisant dans les brouillons et partitions inachevées de Mozart, il nous propose un pasticcio extrêmement réussi, un peu comme l’avait tenté le festival de Salzbourg en 2006, en réunissant les portions composées de L’oca del Cairo et de Lo sposo deluso. Quelques œuvres plus célèbres ont fourni tel air ou tel duo, comme Idoménée (dans sa deuxième version) ou Le Directeur de théâtre. Les airs de concert sont également convoqués, ainsi que quelques contemporains très proches de Wolfgang Amadeus : Paisiello, dont le Barbiere di Siviglia avait, en 1782, ouvert la voie aux adaptations lyriques du théâtre de Beaumarchais ; Martín y Soler, dont Une cosa rara est cité dans Don Giovanni, et Salieri, auteur d’une Scuola de’ gelosi à laquelle répond cette « école des amants » qu’est Così fan tutte. A chaque fois, plutôt que la chronologie, c’est la thématique qui dicte les choix, en réunissant des airs voisins par le sujet de chacun des trois Mozart-Da Ponte de référence. Les rapprochements musicaux surgissent parfois : dans l’air « Dove mai trovar qual ciglio ? », on entend ainsi la phrase « Alto, alto, signor conte » de Suzanne lorsqu’elle apporte de quoi libérer Figaro, l’ouverture de Thamos et l’air pour basse ressemblent à s’y méprendre à certains moments de Don Giovanni, et l’ensemble « Corpo di Satanasso » prépare les sextuors de Così.
Evidemment, si vous ne supportez qu’on touche à une seule note écrite par Mozart, vous vous indignerez de constater que de nombreux passages ont fait l’objet d’arrangements signés Pierre-Henri Dutron ou Vincent Manac’h. Ces orchestrations permettent de donner à l’oreille l’illusion d’un discours continu, sans que les coutures ne soient trop flagrantes. Comme toujours dans ce genre d’opération, ne manquent que les récitatifs pour que l’on puisse croire avoir affaire à un véritable opéra inconnu de Mozart, plutôt qu’à une suite d’airs habilement ficelée mais sans lien dramatique entre eux. Néanmoins, et contrairement au bricolage opéra cet été à Aix sur le Requiem, il ne s’agit pas ici de modifier une œuvre dotée d’une existence autonome (même si cette autonomie est rendue sujette à caution par la mort prématurée du compositeur), mais d’agencer des bribes trop peu souvent jouées, précisément parce qu’elles appartiennent à des œuvres avortées ou lacunaires.
L’ensemble Pygmalion met au service de ce vrai-faux opéra toute son expérience mozartienne, qu’elle soit aixoise – le Requiem de 2019, la Flute enchantée de 2018 – ou parisienne (on garde un souvenir ébloui de certain concert à la Philharmonie). On en savourera en particulier la fraîcheur boisée dans les ouvertures, notamment celle de Der Schauspieldirektor.
Différence majeure par rapport au disque The Weber Sisters, Sabine Devieilhe, bien qu’elle figure en tête d’affiche, ne s’arroge pas pour autant la part du lion, même si elle totalise trois airs, ce qui est mieux que ses consœurs : on l’entend chanter l’exquis « Ridente la calma », un aérien et virtuose « No, che non sei capace » et l’air de Frau Herz, et pour le reste, sa participation se borne à des ensembles. Avec une voix à peine plus corsée, Siobhan Stagg est censément la Comtesse de sa Suzanne : à l’entendre dans « Bella mia fiamma », par exemple, la différence de profil vocal n’est pas toujours aussi flagrante qu’elle pourrait être entre l’étoffe de son soprano lyrique et le soprano léger de Sabine Devieilhe. La mezzo Serena Malfi, connue pour ses incarnations de Zerline, Dorabella ou Cherubino, n’a droit qu’à « Vado, ma dove ? » pour se faire entendre en solo.
Aux trois dames répondent trois messieurs, dont un ténor encore inconnu au bataillon, Linard Vrielink, dont on avait déjà pu relever le charme vocal au détour de tel ou tel petit rôle interprété au Staatsoper de Berlin ; la voix semble encore bien légère, même dans Mozart. De John Chest, en revanche, on a déjà pu admirer le Don Giovanni à Nantes : on retrouve son timbre velouté et le mordant de sa diction. Mais c’est peut-être Nahuel di Pierro qui produit la plus forte impression, avec le bel air de concert « Così dunque tradisci… Aspri rimorsi atroci », l’amusant « Ogni momento dicon le donne » de L’oca del Cairo, et la majesté terrible qu’il confère aux extraits de Thamos.
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