Il est des voix irréprochables. Celle-ci est prenante. Accaparante. Ewa Podleś ensorcelle… Ou alors elle déstabilise. Rien n’avertit celui qui la croise par hasard, mais dès que la chanteuse paraît en scène, une onde magnétique parcourt la salle. Son chant luxuriant bouleverse. Il bouscule les idées reçues. Avec elle, on exulte. On vit dangereusement.
L’intérêt de ce Wigmore Hall Live ? Celui d’entendre dans son élément naturel cette voltigeuse, belcantiste à l’ambitus démesuré. Tout au long de la soirée, la contralto polonaise va s’exprimer dans sa langue maternelle ou dans un russe qui coule de source — pratiqué dès l’enfance par obligation, puis auréolé d’un prix Tchaikovsky à Moscou en 1978. À leur sortie, ses enregistrements en studio ont été vantés par la critique (1). Mais, malgré des imperfections, seul un live reflète l’impact de cette artiste. Pour chanter, comme elle le veut, d’un seul élan, il faut que le public soit là.
L’autre atout : un pianiste de premier ordre jouant sa partie à armes égales. Si la voix d’Ewa Podleś évolue sur trois octaves et plus, les mains de Garrick Ohlsson — premier prix Chopin à Varsovie en 1970 — couvrent respectivement douze et treize notes sur le clavier. Bien sûr, cela ne suffirait pas à former un véritable duo si les affinités musicales étaient moindres. Avec Ohlsson, Ewa Podleś retrouve le bonheur de dialoguer avec un partenaire qui l’inspire, et joue de mémoire sans la quitter du regard, réagissant à chaque phrase, tout comme le faisait Jerzy Marchwiński, son mari, avant d’avoir un problème irréversible à la main droite.
Enjouées, mélancoliques ou héroïques, les mélodies de Chopin offrent une savoureuse mise en bouche. Ces saynètes d’inspiration populaire permettent de goûter les sonorités chuintantes, douces, et soudain rudes, de la langue polonaise. Avec cette interprétation vivante et imagée, le sens demeure limpide, même sans que les mots soient compris.
Mais, c’est dans Rachmaninov que les deux musiciens s’emparent de tous les cœurs, ou presque. La voix et le piano parfaitement soudés se font déchirants, se désespèrent. Selon les climats, les sons s’élargissent, s’alourdissent, s’assourdissent, deviennent perçants… Quant aux trois pièces de Tchaïkovsky, elles sont un matériau idéal pour atteindre le climax de cette première partie. Sans modérer l’ardeur de son tempérament dramatique, sans craindre le pathos profondément lié à l’âme russe, Ewa Podleś se lâche corps et âme dans ces chants d’un romantisme effréné. La voix est grande. Le piano fastueux. Le public abasourdi.
Après l’entracte, Garrick Ohlsson joue en solo trois mouvements de Masques de Szymanowski, une œuvre impressionniste, très subtilement rythmique. La habanera de Shéhérazade s’entend en filigrane et s’intègre en douceur à cette musique brillante et sensible d’un compositeur absolument polonais, mais en phase avec les courants occidentaux.
Joyau de ce récital : le cycle Chants et danses de la mort sur des poèmes de Golenischev-Koutousov. Moussorgsky nous montre l’allégorique figure macabre à l’œuvre, guettant sournoisement sa proie au chevet d’un enfant mourant veillé par sa mère, puis, prenant avidement possession d’une jeune fille, exécutant ensuite sa danse funeste avec un petit paysan ivre, et enfin comme chef d’armée, s’octroyant des soldats sur un champ de bataille. Le duo Ewa Podleś et Garrick Ohlsson se surpassent dans l’intensité comme dans l’expression des nuances tour à tour tendres, passionnées, cyniques ou violentes de cette œuvre saisissante. Elle trouve ici des interprètes prédestinés à la servir sans retenue.
Brigitte CORMIER
(1)
• Mélodies Russes (Rachmaninov, Mussorgsky, Tchaikovsky) Graham Johnson – piano, 1993 FORLANE UCD 16683
Grand prix de la nouvelle Académie du disque – 1994
• CHOPIN Mélodies, Abdel Rachman el Bacha – piano, 1998 – FORLANE 16795
• CHOPIN Songs, Garrick Ohlsson – piano, ARABESQUE Z6746
• Russian Arias (Borodin, Prokofiev, Tchaikovsky, Shchedrin, Stravinsky, Mussorgsky), Philharmonia of Russia, Constantine Orbelian – cond., 2002- DELOS 3298