On sait que malgré le titre de l’œuvre (le rôle principal devrait être Octavian), malgré la longueur des parties (le baron Ochs, omniprésent sur les trois actes, crève forcément l’écran), c’est souvent la Maréchale que l’on considère comme l’élément principal du Chevalier à la rose de Richard Strauss. Ce rôle, la finesse de sa caractérisation littéraire (merci Hoffmansthal) et musicale (les divines phrases que Strauss lui confie, parmi les plus bouleversantes qu’il ait écrites), le poids moral et social que ce personnage imprime à toute l’action, la rendent absolument inoubliable. De fait, rares sont les interprètes qui osent s’y frotter sans en avoir les réels moyens – ce qui nous vaut une discographie globalement de très haut niveau.
Mais une telle incarnation tient ici du miracle : Anne Schwanewilms, qu’on a souvent entendue dans le rôle (à Dresde, justement – d’où provient la production ici captée au Japon, lors d’une tournée du Staatsoper – ou à Paris également), offre en effet une incarnation à peu près parfaite : la chanteuse domine sa partie vocale avec une facilité déconcertante, trouvant toujours les couleurs les plus justes, les inflexions les plus naturelles et évidentes, avec cette façon unique qu’elle a de laisser flotter les sons, tour à tour lumière et velours, la douceur n’empêchant en rien l’autorité, et ne se confond surtout jamais avec quelque mièvrerie que ce soit. Et pour une fois, l’image (malgré les gros plans, justement, qui laissent d’ordinaire voir les efforts des interprètes) ne fait que rajouter au miracle de cette incarnation : Anne Schwanewilms est non seulement d’une beauté saisissante, mais chacun de ses gestes apporte ce surcroît d’âme si rares sur une scène lyrique. Certes, le travail de direction d’acteurs est ici mené avec une précision clinique (l’inclinaison de la tête sur tel mot, le soupir à peine visible sur tel autre), mais chez elle, le rendu est d’une vérité bouleversante, quand il n’est chez les autres que mise en place, gestes ou postures – justes et exacts, mais jamais aussi naturels.
Anke Vondung, Kurt Rydl ou Maki Mori, pourtant, ne déméritent pas, loin de là. Eux aussi bénéficient largement de cette direction d’acteur qui leur vaut le geste qui porte, sans excès, sans ostentation, et qui permet de passer d’une excellente interprétation à une véritable incarnation. Mais ils n’ont pas ce même degré d’identification qui rend Anne Schwanewilms simplement étourdissante. Qu’on ne nous fasse pas dire ce que l’on ne dit pas : cet Octavian, cet Ochs sont également merveilleux, le premier jouant avec gouaille de sa voix profonde et faisant profiter le plateau de sa connaissance intime du rôle. Mais tout vieux routier du rôle qu’il soit, il reste dans son jeu beaucoup plus extérieur (il faut avouer que son rôle invite moins à l’introspection et au dosage millimétré des effets que la Maréchale). L’Octavian d’Anke Vondung est également superbe, de bout en bout chanté avec une beauté de timbre déconcertante ; mais l’incarnation physique souffre pour le coup des prises de vue trop rapprochées. En effet, la chanteuse, belle et féminine, perd de sa crédibilité à être filmée de si près, le travesti se trouvant sans cesse mis en relief et limitant d’autant l’identification au rôle. Mais à ce niveau, nous serions bien ingrats de pousser plus avant la critique.
Face à ce trio d’exception, la Sophie de Maki Mori est plus en retrait. Certes, la chanteuse est merveilleuse (seule son entrée est un peu raide, n’oublions pas que nous sommes en direct et que devant « son » public, Maki Mori devait sans doute avoir davantage le trac que ses partenaires), mais l’interprète ne parvient pas à communiquer autant de vie et d’émotion que ses collègues. Là encore, nous serions heureux d’avoir toujours des Sophie de cette qualité…
La production replace l’action dans un univers bourgeois des années 50, dans des décors sobres et passe-partout : au I, un grand lit – comme il se doit – et des tentures chic, une pendule XIXe, un canapé et des fauteuils nettement plus modestes et donc plus incongrus, mais permettant un bon parallèle avec le II, univers clinquant du riche parvenu, où se retrouvent les mêmes canapés et fauteuils dont seule la couleur a changé ! – et l’incontournable taverne pour les qui pro quo du III – rien de bien bouleversant, donc, et c’est aussi bien comme ça.
Le véritable écrin de cette production, c’est le très attendu orchestre de la Staatskapelle de Dresde, dont la tradition straussienne est maintenant centenaire. On pourra entendre orchestre plus « parfait » (quelques attaques sentent la bousculade, le violon solo de la fin du I n’est pas à son mieux etc. ; n’oublions pas que nous sommes en direct !). Mais quel orchestre possède aujourd’hui ces couleurs mordorées, avec cette transparence pourtant toujours charnue des timbres ? Cette phalange sait comme nulle autre donner à entendre le climat poétique de l’œuvre – mieux : on croit sentir qu’elle inspire aux chanteurs leurs plus belles couleurs et nuances. Remarquable. Fabio Luisi (son directeur musical) se débrouille ici fort bien ; ne cherchant pas midi à quatorze heures, il laisse la partition se dérouler avec souplesse, et s’il n’évite pas quelques (rares) décalages, ce n’est jamais au péril d’un ensemble ou d’un équilibre essentiel. Bref, une alternative de poids face à la référence habituelle (Jones, Fassbaender, Popp, dir. Kleiber – Munich 1979 – DVD DGG), ou aux captations plus récentes (Stemme, Kasarova, Hartelius, dir. Welser-Möst, Zürich 2004, DVD EMI, ou encore Pieczonka, Kirchschlager, Persson, dir. Bychkov, à Salzbourg cette fois, 2004 également, DVD TDK)…
David Fournier