En 1981, l’Opéra de Paris avait connu un de ces scandales qui ont marqué son histoire, lorsque Daniel Mesguich avait osé recourir à des figurantes nues dans sa mise en scène du Grand Macabre. Plus de trente ans après, c’est autour, sur et dans un immense corps nu que se déroule l’œuvre, revue par La Fura dels Baus. En 2009, La Monnaie de Bruxelles et le Liceu de Barcelone ont coproduisit le spectacle qui connaît aujourd’hui à fort juste titre les honneurs du DVD, mais à la lecture du compte rendu paru ici-même, on se dit qu’il aurait peut-être mieux valu réaliser cette captation en Belgique.
Barbara Hannigan, déjà présente à Bruxelles, est évidemment la sensation absolue de ce spectacle : superbe Vénus, elle offre un Gepopo d’anthologie, personnage qu’elle a chanté en 2010 lors de la création new-yorkaise de l’œuvre par le New York Philharmonic. Aucun de ceux qui l’ont vue n’a pu oublier son interprétation de Mysteries of the Macabre en février 2011 dans le cadre du festival Présences : bien avant d’être auréolée du triomphe aixois de Written on Skin, la soprano britannique y accomplissait l’exploit de chanter cet air hérissé de difficultés tout en dirigeant l’orchestre, et vêtue d’une invraisemblable tenue de cuir noir. Chris Merritt est un exemple admirable de reconversion : lorsqu’il a perdu la voix qui faisait de lui l’un des grands ténors rossiniens de son temps, il a basculé vers les rôles de ténors de caractère, comme Hérode de Salomé. Il aborde l’opéra de Ligeti avec une voix encore puissante, affligée d’un énorme vibrato dans l’aigu, mais cela n’est pas gênant pour l’ivrogne braillard qu’est Piet the Pot (Porprenaz dans La Balade du grand macabre, pièce de Michel de Ghelderode dont s’est inspiré Ligeti). Tyranneau poupin sanglé dans un costume trop petit pour lui, le contre-ténor Brian Asawa, qu’on avait un peu perdu de vue ces derniers temps, est un hilarant prince de Breughelland, puéril à souhait, tandis que Ning Liang et Frode Olsen forment un savoureux couple sado-maso.
Parmi les nouveaux venus, si Inès Moraleda et Ana Puche sont parfaitement en place dans le rôle des deux amants épicènes, Werner Van Mechelen convainc moins. Le baryton belge, curieusement absent à Bruxelles mais présent en Espagne, n’est peut-être pas tout à fait la basse wagnérienne qu’exige la partition (qui impose aussi au chanteur d’incroyables bonds vers l’aigu). Le personnage n’est pas non plus aussi menaçant qu’il devrait l’être, ce qui reflète sans doute un choix de mise en scène.
Car mise en scène il y a, et on ne voit qu’elle. Exploitant fort intelligemment cette technologie qu’ils aiment à déployer, les membres de la Fura dels Baus ont fait très fort, en plantant au milieu de la scène la statue haute de seize mètres d’une femme plaquée au sol par la peur, inspirée par Jérôme Bosch comme par les œuvres hyperréalistes de l’Américain Ron Mueck. Ce corps gigantesque s’anime de superbes vidéos, mais aussi d’effets plus simples, comme cette langue qui passe sur les lèvres, ou les têtes de chanteurs qui deviennent la pupille des yeux. Littéralement craché ou vomi par la géante, Nekrotzar utilisera son pied comme monture, avant que les différents membres de ce corps pivotant ne s’ouvrent, les fesses révélant par exemple d’admirables viscères gonflables (le prince et ses ministres sortent du postérieur de l’ogresse, à moins que ce ne soit de son vagin). Sans retrouver toute la verve de Roland Topor (responsable des décors à Bologne en 1979, la seule production approuvée par Ligeti), Alex Ollé et Valentina Carrasco ont su refléter cette omniprésence de la chair, notamment avec les non moins extraordinaires costumes de Lluc Castells (Amando et Amanda ressemblent à des écorchés, Mescalina dévoile des seins flasques et une maigre toison pubienne…). L’humour est là aussi, contrairement à la version proposée par Peter Sellars à Salzbourg et au Théâtre du Châtelet. Dommage vraiment que Ligeti soit mort avant de mener à bien son projet d’opéra d’après Alice au pays des merveilles, il en aurait à coup sûr tiré quelque chose de mémorable.