« Le concours de virtuosité des castrats » : nous y voilà encore. Chez qui aime cette période, le sourcil se fronce de manière quasi pavlovienne tant on a longtemps réduit l’opera seria à une vaine démonstration vocale et improprement répandu l’idée que les contre-ténors sont les réincarnations des evirati cantori. Versailles ne semble pas, du reste, la plus évidente arène pour en distiller l’art : ces merveilleux chanteurs, qualifiés d’« incommodés » par Madame de Longueville, n’ont joué qu’un rôle marginal à la cour de France, en particulier à l’opéra. Cependant, encore bien après les créations de Rossi ou Cavalli, on sut apprécier les castrats en concert et à la chapelle.
Qu’importe, Laurent Brunner, directeur de Château de Versailles Spectacles, n’avait pas besoin de raisons particulières pour convoquer trois falsettistes renommés pour un brillant concert italien permettant de mettre en valeur la galerie des glaces dans le DVD fourni (et bien réalisé). La présentation du disque qu’il signe n’est pas des plus érudites et l’on y relève plusieurs imprécisions, par exemple concernant le César de Graun (créé par Stefano Leonardi et non Bedeschi) ou lorsqu’il insiste sur l’« émulation permanente » entre Haendel et Porpora, qui ne dura en fait que trois ans sur les trois décennies de création italienne du Saxon à Londres… Du reste, le répertoire retenu n’est pas exclusivement propre aux castrats, même si l’on y retrouve le souvenir de Farinelli, Senesino, Annibali, Caffarelli ou Carestini.
C’est l’orchestre maison qui a été mis à contribution : l’Orchestre de l’Opéra royal se montre solide et plein d’énergie. Remarquons qu’il n’est pas toujours des plus suaves, avec des cordes parfois rêches. Dirigeant du violon, Stefan Plewniak imprime une scansion marquée qui ne se traduit pas nécessairement par l’irrésistible élan recherché dans l’allegro, par exemple chez Graun. La vélocité n’est pas en cause, et l’élégante entrée de la Reine de Saba est parfaitement huilée et colorée. On préférera l’interprétation des passages moins hâtés, et même l’approche rustique du second mouvement de l’ouverture d’Ariosti, tout à fait personnelle. L’exercice de style d’un Purcell très jazzy convient assez à l’ensemble, qui s’y amuse davantage que les chanteurs.
Honneur au benjamin : le Vénézuélien Samuel Mariño n’a pas 30 ans et n’a débuté sur scène qu’en 2018. Le médium est charmant, l’aigu singulièrement étendu : ce genre d’oiseau rare se fait toujours remarquer… Mais a-t-il pour l’instant quelque chose à dire ? Ce n’est pas certain, après un premier disque qui avait néanmoins séduit Bernard Schreuders et qui tombait certainement dans ses meilleures notes. Le chant délicat et la virtuosité de Mariño semblent mieux faits pour les agaceries de la cantate pastorale que pour l’éclat de l’opera seria : la Cléopâtre de Graun est sans esprit, et « Vò solcando un mar crudele » de Vinci, un peu trop grave, passe à côté du grandiose tragique si magistralement rendu par Fagioli. En dépit de tensions dans l’aigu et de coloratures aspirées, reconnaissons que tout cela est honnêtement chanté, et que les tendresses de Berenice trouvent le soprano sur un bien meilleur terrain.
Valer Sabadus est mieux connu. On retrouve ce timbre très reconnaissable et sa lumière ouatée, mais aussi ce qui, avouons-le, ne nous convainc guère. Plus séduisant et maniéré que mélancolique, « Lascia la spina » témoigne d’un souci rare d’élocution, sauf une partie B incompréhensible. Sabadus connaît bien son Serse pour l’avoir interprété sur scène, et cela se voit à l’image. Toutefois « Crude furie », peu menaçant, manque de démesure.
C’est Filippo Mineccia qui nous gratifie du seul inédit du concert, un fort bel air de La Spartana generosa de Hasse composé pour un Carestini contralto (Dresde 1747). Très sollicité dans un registre profond qui n’a jamais été son fort, le contre-ténor assure bravement. De même, « Alto Giove » – dans son intégralité – ne le présente pas constamment sous son meilleur jour ; malgré cela, Mineccia se distingue du trio par sa capacité à développer un véritable discours musical et à restituer la dimension dramatique de l’opera seria.
« Pur ti miro », dans lequel les trois artistes entrelacent successivement leurs voix, permet à toute l’équipe musicale de finir sur une impression favorable.