Il eût été inconcevable que s’achevât l’année du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner sans que ne soit livré à la postérité un témoignage de Christian Thielemann, qui entretient depuis plusieurs années une relation quasi-fusionnelle avec les œuvres du maître de Bayreuth. Comme il a eu l’occasion de s’en expliquer dans un ouvrage tout simplement intitulé « Ma vie avec Wagner », publié en 2012, Thielemann a grandi avec Wagner, et celui-ci irrigue sa carrière depuis plus de 30 ans. On rappellera, pour l’exemple, que Christian Thielemann faisait partie du staff d’Herbert von Karajan pour son enregistrement du Vaisseau Fantôme gravé pour EMI entre 1981 et 1983. De même, il a été l’assistant de Daniel Barenboïm pour son premier Tristan bayreuthien, en 1983. Sa rencontre avec Wolfgang Wagner, à la fin des années 1990, a marqué une étape décisive dans ce cheminement wagnérien : pris sous l’aile du patriarche, il est invité à diriger à Bayreuth pour la première fois en 2000, et n’en est jamais parti depuis (excepté en 2011, pour cause de Femme sans ombre salzbourgeoise). Il y a ainsi dirigé Les Maîtres chanteurs de Nuremberg de 2000 à 2002, Parsifal en 2001, Tannhäuser de 2002 à 2005 puis en 2012, le Ring de 2006 à 2010, puis Le Vaisseau fantôme en 2012 et cette année (son Tristan bayreuthien est annoncé pour 2015), au point d’apparaître progressivement, à tort ou à raison, comme le directeur musical officieux du Festival.
Assez logiquement, la discographie wagnérienne de Thielemann est déjà conséquente : un disque d’ouvertures et d’extraits orchestraux enregistrés avec l’orchestre de Philadelphie, en guise de galop d’essai, a rapidement été suivi par des intégrales de Tristan et Isolde et Parsifal (chez Deutsche Grammophon), plus récemment par un DVD de la production de Parsifal donnée cette année au festival de Pâques de Salzbourg (toujours chez Deutsche Grammophon), son Ring bayreuthien ayant pour sa part été édité en CD et DVD par le label Opus Arte.
Deutsche Grammophon publie désormais l’enregistrement audio de l’unique cycle du Ring dirigé par Thielemann au Staatsoper de Vienne, en novembre 2011. Un nouvel enregistrement intégral du Ring : cela n’est pas si fréquent. Quand, de surcroît, il est publié sous un label prestigieux, et sous la baguette d’un chef qui a tous ses brevets de wagnérisme, au point de parfois donner l’impression d’être dépositaire d’un morceau de la Vraie Croix, cela mérite assurément qu’on s’y arrête.
Une remarque s’impose d’emblée : il est singulier, de la part de Deutsche Grammophon, d’avoir choisi de ne livrer de cette production, captée live, que la seule trace sonore. Dans le Ring, première œuvre à mettre en pratique les théories de Wagner sur l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), se priver de la dimension visuelle alors que l’on dispose – a priori – des moyens de la conserver, est plus que contestable. C’est se condamner à avoir une approche hémiplégique du sujet. Pour se convaincre de l’impasse que constitue de nos jours une approche exclusivement sonore du Ring, on se contentera d’observer qu’il faut remonter bien loin pour voir une grande maison de disques publier un Ring enregistré live uniquement dans sa version sonore. Les versions audio ne peuvent être admises que dès lors qu’elles sont antérieures à l’essor de la captation vidéo (grosso modo: les années 70). Elles peuvent également se concevoir lorsque la distribution aligne des chanteurs dont le chant est, à lui seul, drame. On verra qu’on en est loin, hélas.
Privé des images de la mise en scène de Sven-Eric Bechtolf – dont tout laisse pourtant à croire qu’elle était digne d’intérêt – l’auditeur est donc contraint de concentrer son attention sur « ce qui lui reste » : un chef, un orchestre, des chanteurs.
Commençons par le plus incontestable: l’orchestre. C’est le Philharmonique de Vienne à son plus superlatif. On ne sait qu’admirer le plus : les moirures diaphanes et mordorées des pupitres de cordes, la rutilance solaire des cuivres, particulièrement valorisés par la prise de son, au risque de parfois friser la boursouflure, ou le fruité savoureux de la petite harmonie. On se régale, et Dieu sait que dans le Ring, l’orchestre est un protagoniste à part entière du drame, peut être même le premier.
Dieu merci, cette Rolls Royce est ici placée entre les mains d’un pilote expérimenté et inspiré. L’intimité de Christian Thielemann avec l’univers de Wagner – et singulièrement avec le Ring – est flagrante. Sa direction témoigne d’une saine maturité, fruit de plusieurs décennies de pratique (cf. supra), nourries d’une réflexion exigeante et dense (on retournera, là encore, à l’ouvrage mentionné plus haut). Souvent passionnante par sa maîtrise des équilibres, sa capacité à gérer le temps long, à maintenir la tension, la direction de Thielemann est celle d’un authentique Kapellmeister, si l’on veut bien débarrasser ce terme de toute connotation péjorative : le Kapellmeister, c’est celui qui, avant d’accéder aux premiers rôles, a appris dans la soute les ficelles du métier de chef (le chœur, le poste ingrat mais ô combien formateur de répétiteur, l’opérette…) et qui de cet apprentissage, a hérité la capacité à respirer avec la musique, et à faire sonner son orchestre pour et avec les chanteurs. C’est dans cette lignée que s’inscrit résolument Thielemann. Puissante et charpentée, reposant sur des tempos souvent mesurés, sa direction se rattache à ce que l’on qualifie parfois d’école germanique, incarnée par Furtwängler, Knappertsbusch, Keilberth, Jochum ou Stein, en opposition à une tradition « latine » dont relèveraient Toscanini (bien sûr), Krauss, ou plus récemment Boulez. On admire sincèrement cette capacité du chef à être là où on ne l’attend pas, à maintenir la tension, à souligner la continuité du discours musical, notamment dans d’extraordinaires préludes. Comment ne pas être enthousiasmé par le prélude du III de Siegfried, qui donne littéralement envie de bondir de son siège pour partir à la conquête du monde, ou par la marche funèbre du Crépuscule des dieux, hypnotique et envoûtante. Cette direction fait notamment merveille dans L’Or du Rhin, qui s’écoute d’une traite, de rebondissement en rebondissement : le discours est sans cesse relancé, sans répit, un régal. Manquent cependant dans cette lecture le feu, l’électricité, l’étincelle de folie que savaient si bien y insuffler Clemens Krauss ou Karl Böhm. De même, on relèvera ça ou là des chutes de tension, notamment une fatigue générale à la fin du Crépuscule des dieux, qui n’épargne pas le chef : la scène de l’immolation est pesante et lourde, du mauvais Knappertsbusch, là où on rêve de Furtwängler. Quoi qu’il en soit, on tient bien là une direction souvent captivante, et qui a quelque chose à dire sur l’œuvre : c’est déjà beaucoup, cela suffit à ne pas dépareiller la discographie, et même à l’enrichir.
Quel dommage, dès lors, que le plateau ne se situe pas à la hauteur de la fosse ! La distribution de ce Ring viennois est en effet bien trop inégale pour lui permettre de rivaliser avec les grandes versions de l’œuvre, qu’elles soient anciennes (Furtwängler, Solti, Keilberth, Knappertsbusch, Karajan, Böhm) ou plus récentes (Barenboim, Sawallisch, Haitink). L’impression qui se dégage des principales prestations vocales est celle d’une assez grande fatigue. C’est vrai en particulier des trois principaux protagonistes. Ainsi, le Wotan d’Albert Dohmen est vite à la peine. S’il conserve un medium riche et flatteur, l’aigu est vite tendu (dès le ré aigu de « Vollendet » dans L’Or du Rhin…), et le vibrato commence à être fâcheusement envahissant. Restent une vraie projection, appréciable, ainsi qu’une réelle familiarité avec la figure du dieu des dieux. Le rôle de Brünnhilde ne s’en sort pas mieux : initialement distribuée dans les trois parties, Katarina Dalayman, souffrante, dut jeter l’éponge à l’issue de La Walkyrie. A l’écoute, on comprend pourquoi : la voix est instable, le haut de la tessiture confine souvent au cri. Mieux vaut, par égard pour cette grande artiste, rester sur le souvenir de ses prestations aixoises sous la direction de Sir Simon Rattle. Linda Watson, sa remplaçante pour Siegfried et Le Crépuscule des Dieux ne parvient pas non plus à convaincre totalement : l’instrument commence à être usé, et on finit par être agacé par cette succession de sons poitrinés ou hululés. On retiendra néanmoins une certaine robustesse, appréciable dans Le Crépuscule des Dieux, mais enfin : on attend autre chose de la vierge guerrière. Le problème du Siegfried de Stephen Gould est différent : c’est, plus simplement, la capacité à assumer la lourdeur du rôle qui pose ici problème. Gould est musicien, c’est un fait. C’est en musicien qu’il essaye – et, bien souvent, qu’il parvient – à contourner les redoutables difficultés de ce rôle écrasant entre tous. Mais les faits sont têtus : il ne dispose pas de l’endurance lui permettant d’en venir à bout. Assez logiquement, on le trouvera plus à son aise avec la juvénilité du jeune Siegfried (surtout au II, dans des Murmures plutôt réussis) que dans les emportements épiques du Crépuscule des Dieux, qui le trouvent audiblement en difficulté (surtout au III, où la fatigue est évidente). Au-delà des lacunes vocales, ce qui inquiète le plus, s’agissant des trois personnages centraux de la saga, c’est bien cette incapacité à incarner et à porter une vision, une stature, comme si l’unique préoccupation des chanteurs consistait d’abord et avant tout à ne pas trébucher et à finir à peu près entiers les représentations. Triste constat…
On ne s’étendra pas davantage sur les voix de basse : le Fafner correct d’Ain Anger ne suffit pas à racheter le Fasolt de Lars Woldt, péniblement trémulant. Quant à Eric Halfvarson, qui incarne ici Hunding et Hagen, il est proche du délabrement, et ne finit même pas Le Crépuscule des Dieux, où il est remplacé, pour l’acte III, par Attila Jun, heureusement plus frais. Au passif de cette distribution, on inscrira également des ensembles de Filles du Rhin et de Nornes routinières (ce sont en partie les mêmes chanteuses).
Fort heureusement, quelques prestations autrement plus convaincantes viennent rehausser la moyenne de l’ensemble : on citera en premier lieu le couple de jumeaux incarnés ici par Waltraud Meier et Christopher Ventris, emportés, gagnés par l’urgence, et dont le chant réussit à dépasser les notes pour proposer une authentique incarnation. Qu’importe dès lors que Waltraud Meier n’ait plus l’âge de chanter Sieglinde ou que Christopher Ventris ne propose pas les « Wälse » les plus percutants de la discographie : voilà enfin du théâtre en musique ! C’est également ce que propose en Alberich Tomasz Konieczny, mordant, possédé, terrifiant (sa malédiction dans L’Or du Rhin est une vraie réussite), assurément une des révélations de ce coffret. A sauver aussi, le Gunther authentiquement bien chantant de Markus Eiche, le Froh délicatement fruité et lyrique d’Herbert Lippert, le Mime cauteleux et déchaîné de Wolfgang Schmidt (un ancien Siegfried qui a réussi sa reconversion, au point d’en remontrer parfois à son élève !), le Loge très convaincant, presque belcantiste d’Adrian Eröd (un baryton, pourtant, mais qui de ce fait confère une gravité inhabituelle au personnage). Pour le reste, la Gutrune de Caroline Wenborne fait un peu minette acidulée, Donner et Freia passent sans marquer, en Erda, Anna Larsson a un timbre mais semble égarée dans une Passion de Bach. Quant à Janina Baechle, distribuée en Waltraute et Fricka, ses imposants moyens vocaux ne sont pas flattés par la prise de son, qui la gratifie d’accents un brin roturiers : dans son dialogue avec Wotan au II de La Walkyrie, on plaint franchement le dieu des dieux d’être confronté à pareille virago. Un dernier mot sur la distribution. Il n’y figure pas, mais mériterait presque d’y figurer : on a connu le souffleur du Staatsoper plus discret…
On n’achèvera pas de rendre compte de ce coffret sans mentionner les deux DVD qui le complètent et proposent «The world of the Ring », documentaire d’Eric Schulz : quatre heures (à raison d’une heure par opéra) d’interviews où, logiquement, Christian Thielemann se taille la part du lion, et d’analyses musicales et dramatiques véritablement passionnantes, grâce notamment aux interventions du musicologue Stefan Mikisch, bien connu des pèlerins de Bayreuth. C’est lumineux, remarquable de pertinence, et cela permet d’avoir une idée (même partielle) de la mise en scène de Sven-Eric Bechtolf, utilement comparée à celles de Patrice Chéreau (Bayreuth 1979-1980), Harry Kupfer (Bayreuth 1991-1992) et La Fura dels Baus (Valence 2007-2009). Attention : les interventions sont pour la plupart en allemand, avec sous-titres en allemand ou anglais, mais pas en français… Quoi qu’il en soit, ces deux DVD sont absolument à connaître et permettent au mélomane wagnérien, qu’il soit débutant ou confirmé, de parfaire sa connaissance de cet opus majuscule.