Il était « Une belle endormie, et dans les bois de Martina Franca, arriva un prince qui lui donna un baiser et la réveilla », déclarait le Maestro Caldi, aux micros de la RAI diffusant en direct la première de Don Bucefalo, l’été dernier. Et le commentateur de filer la métaphore, demandant au directeur de Festival, Sergio Segalini si c’était lui le prince ayant réveillé la belle au bois dormant ! La charmante musique d’Antonio Cagnoni pour ce Don Bucefalo mérite cette poétique introduction. Le Maestro Segalini du reste entre dans le jeu, reconnaissant que c’est son rôle d’embrasser ces partitions endormies et rappeler au public « l’extraordinaire vitalité de l’opéra au XIXe siècle », et en particulier la belle courbe de l’opéra italien, de Piccinni à Mercadante. Quant au « baiser » salvateur de l’oubli, plus qu’un bref instant magique, c’est une année de travail sur les partitions autographes, afin d’établir notamment le matériel d’orchestre, et voilà Don Bucefalo prêt à retrouver sa brillante vitalité passée.
Nous sommes en 1847, quatre années après le chef-d’oeuvre de Donizetti Don Pasquale, dont on a dit qu’il était le dernier opéra bouffe. En fait, il y en aura bien d’autres, comme ce charmant Crispino e la Comare des frères Ricci, ou le savoureux Don Checco de Nicola De Giosa, datant tous deux de 1850, mais on avait l’impression que l’opéra bouffe italien, pétillant au possible en sortant des mains de Rossini, puis devenu tendre, sentimental et suave entre celles de Donizetti, n’avait plus rien à démontrer. De fait, les compositeurs produiront de moins en moins de comédies sentimentales, même si le filon ne s’épuisera jamais, car à une date aussi tardive que 1915, naîtra par exemple la délicieuse Madame Sans-Gêne de Umberto Giordano.
Ce qu’il y a de stupéfiant dans le cas de Don Bucefalo, c’est le fait que cette musique, résonnant comme celle d’un maestro expérimenté, est l’œuvre d’un jeune homme de dix-neuf ans, réalisant son essai de fin d’études au conservatoire ! Il est vrai que, décidément précoce, il avait déjà donné deux opéras, représentés en ce même lieu. Don Bucefalo va alors faire le tour d’Italie, arriver en Amérique et même en France, dès l’été 1849, accompagné de son « père », puisque Cagnoni fut engagé par l’Opéra de Marseille en tant que « maestro concertatore » pour l’opéra italien. Le succès de Don Bucefalo fut tel, que les musiciens de l’orchestre offrirent « une magnifique couronne »1 au Maestro Cagnoni. Paris le connaîtra en 1865, porté au Théâtre-Italien par cet Alessandro Bottero, célèbre basse bouffe italienne s’étant tellement identifiée à Don Bucefalo qu’on le représenta en caricature dans le costume du « maestro di musica ».
L’on s’étonnera peut-être de retrouver du recitativo secco, et au clavecin encore, alors qu’on adopte plutôt aujourd’hui un pianoforte pour les opéras bouffes romantiques, mais sa part est réduite et Antonio Cagnoni se montre plutôt fin observateur de l’air du temps, délaissant le pétillement rossinien pour les suaves envolées donizettiennes. Certes, Donizetti précisément, demeure le plus génial représentant de l’opéra bouffe à veine sentimentale, mais une chose est intéressante, capitale même pour Don Bucefalo. L’élément romantique de la musique, cette tendresse « sucrée », imprègne musicalement l’oeuvre, malgré —et là est l’importance— le sujet parodique. Le style de musique domine le sujet !
On vibre aux soupirs de la clarinette, sous le halètement des violons ou les mélancoliques traits de violoncelles… et même à l’audition de ces charges orchestrales conclusives, gentiment grandiloquentes de timbales et cymbales, irrésistible côté naïvement « m’as-tu-vu » du Romantisme.
Le synopsis de l’opéra2 étant présenté par ailleurs, on peut tout de même dire ici brièvement le nœud de l’intrigue : un compositeur prenant son café à une terrasse est frappé par l’harmonie du chant des paysannes et en vient à leur proposer de leur donner des leçons afin de leur faire entamer une carrière… internationale (le fait de leur conter fleurette n’étant pas exclu). C’est l’occasion de quelques soupirs et dépit, mais surtout de parodier la composition de la musique d’opéra et la répétition —évidemment catastrophique— du chef-d’œuvre escompté. La parodie est également littéraire puisque l’un des chanteurs, comprenant mal les mots du souffleur, transforme « le minacce e i lamenti » (les menaces et les lamentations), en : « li spinaci e le lenti « , les épinards et les lentilles !
Filippo Morace, baryton à la voix claire mais consistante, et au métier confirmé, compose un vif et sympathique Don Bucefalo. A la pensée du succès étonnant que remporta la basse Bottero, on est tenté de songer à ce que ferait du personnage un « vieux routier » du genre de l’ineffable Renato Capecchi, de Giuseppe Taddei, ou de celui qui reprit en 1951 ce même rôle dans l’opéra de Fioravanti, Sesto Bruscantini. En attendant un vétéran, Filippo Morace nous démontre une belle maestria du fameux chant sillabato (syllabique) de l’opéra bouffe italien, n’altérant jamais une belle diction toujours compréhensible.
Angelica Girardi, soprano au timbre frais comme les mélodies que Cagnoni lui réserve, est une Rosa complète. La voix ne devient jamais aigrelette dans l’aigu et demeure agréable et séduisante. L’interprète sait d’autre part insuffler à son chant l’abandon nécessaire à la tendresse de cette savoureuse musique romantique.
Francesco Marsiglia en jeune soupirant éperdu, soupire joliment, de son timbre léger mais chaleureux et dessine un agréable Conte di Belprato.
Mizuki Date (Agata) offre un timbre acidulé, comme c’est souvent le cas des cantatrices asiatiques, mais on apprécie son chant fort soigné et expressif. Quelques incertitudes dans l’aigu —mais pas dans le suraigu !— n’entachent pas vraiment son aria au début du troisième acte. Dans des rôles un peu plus en retrait, on remarque l’autoritaire et solide Don Marco du baryton Graziano De Pace, et l’efficace Giannetta du mezzo-soprano Francesca De Giorgi. Le ténor Massimiliano Silvestri (Carlino) affiche curieusement une vibrante détermination dans le chant, quelque peu démentie par une assurance vacillante, mais le timbre est intéressant par sa consistance.
Doté par Cagnoni d’une présence musicale discrète, le chœur trouve en ses interprètes slovaques une chaleureuse et délicate prestation.
Au Maestro Massimiliano Caldi, on doit une belle part de la réussite. Pour notre bonheur, il ignore les tempi secs, précipités et cassants comme on en entend aujourd’hui. Adoptant une « direction élastique », comme le dit justement Sergio Segalini qualifiant si bien la manière du Maestro Gavazzeni, il laisse la musique respirer, la mélodie s’épanouir, notamment dans les ensembles bouffes avec les vocalises exagérées de la parodie, ou le typique chant syllabique. Quand le rythme s’accélère en ces fameux crescendi, il n’abandonne pas la souplesse et conduit avec chaleur l’ensemble à son apothéose.
En résumé, une coupe débordant d’asti spumante, doux et à la saveur de raisin prononcée, tellement appréciable au milieu du champagne sec de Rossini ! L’auditeur, nouveau Nemorino, n’a qu’à se laisser enivrer…
Yonel Buldrini
1 Faits rapportés par Francesco Regli dans son Dizionario Biografico, réimpression de Bibliobazaar, Etats-Unis, 2008.
2 Lire le dossier consacré à Antonio Cagnoni et Don Bucefalo