On dit parfois que la plus belle fille du monde ne peut offrir que ce qu’elle a. Il en va de même du paysage lyrique rossinien des années 1960…
Deux ans après avoir étonné Londres avec un Don Carlo stimulant (voir la recension de Julien Marion), Carlo Maria Giulini revient dans une des seules œuvres de Rossini régulièrement affichées au programme des maisons d’opéra depuis le début du vingtième siècle : Il Barbiere di Siviglia. Aucune démarche philologique n’est à l’ordre du jour. On sait que, pour le Barbier, c’est le travail d’Alberto Zedda, à la fin de la décennie, précisément pour l’ouverture de la Scala le 7 décembre 1969, qui marquera le début du renouveau. Chargé de revoir la partition pour Claudio Abbado, Zedda était retourné aux sources, avait corrigé les documents que Ricordi lui avait confiés… et avait ainsi ouvert la porte non seulement à la restitution des intentions du compositeur mais aussi à la redécouverte, plus tard, de pages comme le « Cessa di più resistere » auquel Rockwell Blake redonnera vie (et Cesare Valletti avant lui). Dès l’ouverture, le choc est désagréable : comment un chef aussi raffiné que Giulini peut-il lâcher un déferlement de décibels aussi pompier ? Comment ne pas comprendre qu’interprété ainsi, Rossini soit passé pour un mauvais orchestrateur ? À qui la faute ?
Cela s’améliore un peu par la suite, mais une chose semble claire : en ce 21 mai 1960, le public londonien a bien ri. La mise en scène confiée à Maurice Sarrazin devait être riche en gags divers et variés et le Français a manifestement choisi de donner une version grand guignol du chef d’œuvre rossinien. On rit, on s’esclaffe même – quitte à dégrader la qualité de l’enregistrement parfois péniblement… – et les chanteurs sont au diapason, dans des genres différents.
Fernando Corena, qui débutait à Covent-Garden, domine la distribution. Rarement aura-t-on entendu un Bartolo aussi dominateur. C’est bien simple : tout tourne autour de lui. Son autorité vocale et son aisance sur scène, qui se sent pourrait-on dire, font merveille et on regrette que son témoignage n’existe pas en DVD. Son Bartolo est tout d’une pièce, mais fonctionne parfaitement.
Rolando Panerai, à l’inverse, est à côté de la plaque. De la différence entre la vis comica et l’excès… Vocalement, il n’est pas à l’aise dans Figaro, dont les rares passages d’agilité lui échappent. Comme toujours chez lui, la voix blanchit à partir du haut medium et la cavatine d’entrée, sans doute aussi à cause de Giulini, ressemble à une déclaration de guerre. Tout simplement hors sujet, il se laisse aller à des excès véristes indignes. A oublier.
Du côté des clefs de fa, la distribution est heureusement complétée par le jeune Ivo Vinco, alors âgé de 33 ans, qui donne de Basilio une incarnation remarquable, sardonique et bien chantante.
Le problème de Luigi Alva, qui faisait également ses débuts à Covent Garden, est bien connu : en 1960, à qui distribuer les rôles de ténors rossiniens ? Certes, il y avait l’immense Fritz Wunderlich mais on est ici au pic de la crise des vocations, en quelque sorte, et elle durera jusqu’aux années 1980. Entendons-nous : le timbre et le style du ténor péruvien, pour le coup loin de tout débraillé, méritent la considération. Mais le public londonien n’a pas entendu l’Almaviva composé par Rossini pour Manuel Garcìa. Les vocalises sont faibles ; les variations inexistantes. Au moins n’en avait-il pas conscience…
Autres débuts sur la scène du théâtre royal, ceux de Teresa Berganza, toute jeune (elle avait à peine 25 ans et 3 ans de carrière…) et déjà impressionnante. Le velours de son timbre, l’élégance et en même temps l’autorité de ses vocalises en font, dans ces années de vaches maigres, une titulaire indiscutable du rôle, avant Cenerentola, Isabella et bien sûr Cherubin. Le témoignage de ces premiers pas est formidable.
A ce document, il faut reconnaître un dernier mérite, pas tout à fait négligeable : le sens de la « compagnie de chant » comme disent les Italiens. En 1960, les artistes, en principe, ne sautaient pas d’un avion à un autre, d’un rôle à un autre, d’une scène à l’autre, mais ils se donnaient le temps de répéter, de faire naître une alchimie entre eux. Le résultat, avec les atouts et les points faibles d’une telle distribution, ne peut qu’en être amélioré. Car les artistes chantent ensemble, jouent ensemble, vivent ensemble. Et, autre mythe qu’il faut abattre après celui pointé en début de chronique, Rossini ne se résume pas à des numéros de cirque qu’il faut enchaîner pour épater la galerie et ses œuvres, serie ou buffe, ne sont jamais aussi convaincantes et enthousiasmantes, que lorsqu’elles sont interprétées par une « compagnie de chant ». Et sur ce point-là, par sa cohésion, par son plaisir à faire rire, par le sens du théâtre qui se dégage de ces deux heures de musique, la distribution réunie en cette soirée de mai 1960 a bien milité en faveur de la cause belcantiste !