Dans un essai au titre apparemment énigmatique, mais dont le sens devient vite évident pour le lecteur, Karol Beffa – auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages déjà, à côté de sa pratique d’interprète et de ses activités de compositeur – nous invite à entendre autrement la musique composée au XXe siècle, à écouter d’une oreille nouvelle Reynaldo Hahn, Maurice Ravel, Nadia Boulanger, Francis Poulenc, Zoltán Kodály, John Adams et Vladimir Cosma. Il s’agit, alors que nous venons d’entrer dans le siècle suivant, de penser à nouveaux frais l’apport de la musique du siècle dernier, sans a priori ni œillères.
D’emblée, une introduction en forme de confession (au sens de Rousseau) nous livre une clé d’interprétation : le sentiment d’avoir, un bref instant, adhéré à une forme de doxa qui voulait que l’on méprisât la musique, réputée trop facile, de Tchaïkovski, et tout particulièrement son concerto pour violon. L’auteur n’avait que quinze ans à l’époque, et la « grossièreté » dont il dit qu’elle l’effare à présent avait consisté à lire un volume de Proust pendant l’exécution de ce concerto. Un tel souvenir illustre la contrainte mentale exercée par les jugements académiques et la définition du canon, tout autant que l’idée si répandue qu’un succès populaire ne peut s’accorder avec un génie véritable. Ces questions portant sur le jugement de goût, Karol Beffa les aborde avec une sincérité convaincante et une grande clarté d’exposition, mêlant le regard de l’artiste au savoir de l’enseignant-chercheur, qui relève ici d’une approche de la sociologie de la musique.
Contre un avant-gardisme dogmatique réduisant la modernité musicale à la triade Schoenberg, Berg et Webern, l’auteur s’est senti très jeune attiré par Janáček, Richard Strauss, Puccini, Poulenc et Britten, dont la capacité à jeter des ponts avec le passé lui a paru faire preuve de plus d’audace encore. Quoi de plus naturel, pour qui a joué Mozart enfant dans le feuilleton de Marcel Bluwal, que de rechercher une musique qui procure du plaisir ? C’est ainsi que se sont imposés Debussy, Fauré et surtout, durablement, Ravel. C’est ainsi que le livre s’ouvre sous le patronage de Marcel Proust, avec un « prélude » intitulé « à la recherche de la musique ». Et c’est ainsi que, contre les jugements péremptoires et les anathèmes de Jean-Noël von der Weid dans son livre La Musique du XXe siècle, Karol Beffa fait l’éloge des compositeurs qu’il aime, comme Reynaldo Hahn, dont il analyse l’opéra L’Île du rêve, évoquant la facilité d’écriture d’une musique qui jamais n’est « facile », mais charmante ou charmeuse, « au sens de carmen » – c’est-à-dire du « sortilège », comme le note l’auteur avec justesse.
Entremêlant la présentation succincte des compositeurs et des œuvres avec des éléments autobiographiques permettant de mieux comprendre leur réception, Karol Beffa nous guide avec habileté dans les méandres de la composition musicale en France, entre 1918, date de la mort de Debussy, et 1937, date de la mort de Ravel. Les réflexions sur la musique tonale, atonale, le néoclassicisme, sont aussi prétexte à évoquer certaines des œuvres de l’auteur lui-même, tributaires en partie des modèles qui sont les siens. Sous le signe de Ravel, la critique de l’une de ses œuvres est intégrée au texte : le compositeur se fait alors l’exégète du critique, tout en se livrant à une forme de passionnante introspection – dialogue fécond qui amène l’artiste à réfléchir sur le processus même de sa création.
En soulignant l’importance de la vocalité et de l’expressivité dans les deux opéras de Ravel – leçon retenue par Poulenc, Bernstein, puis par Stephen Sondheim ou John Adams, Karol Beffa défend la thèse convaincante selon laquelle Ravel – en particulier dans L’Enfant et les sortilèges – annoncerait le postmodernisme. Dans cet esprit, la présentation des compositions vocales de Nadia Boulanger (les Psaumes, les Lieder sur des textes de Heine en 1908), l’évocation des « lignes souples » dessinées par Francis Poulenc, celle de l’importance de la musique chorale de Zoltán Kodály, participent de la même démonstration. Plusieurs pages sont ainsi consacrées à l’opéra Háry János (1926), Singspiel qui s’abreuve « aux sources de la musique et de la culture magyares ».
La découverte de la musique de Terry Riley, de Steve Reich et de Philip Glass, se fait, elle, lors d’un stage à l’académie musicale de Flaine en 1989 – époque où s’imposait, dans le milieu académique, l’idée d’un progrès en art (l’atonalisme étant considéré comme l’aboutissement d’un processus d’évolution au cours duquel les possibilités du système tonal auraient été épuisées par le chromatisme wagnérien). À rebours de cette thèse, Karol Beffa montre que l’histoire de la musique, comme d’autres pans de l’histoire culturelle, est faite de perpétuels retours à des formes plus anciennes. Des pages alertes ridiculisent de manière réjouissante la condamnation, par l’orthodoxie avant-gardiste, du bel canto, de Verdi ou de Tchaïkovski en raison de leur lyrisme, de leur sentimentalité et de leur prétendu pathos qu’elle qualifie de « vulgaires » et d’« insupportables ».
Le chapitre consacré à John Adams est l’occasion de réflexions sur le temps, la durée, la notion de répétition par rapport à la variation. Il y est question aussi de l’influence du cinéma sur la composition, ce qui offre une transition vers un « postlude » ouvrant de nouvelles perspectives grâce à l’analyse d’œuvres de Vladimir Cosma, auteur, entre autres, de musique de films. Le récit de la découverte de ces films (Le Grand Blond avec une chaussure noire, Rabbi Jacob), voire de la participation comme acteur enfant à l’un d’eux (La Septième cible), alterne avec l’analyse des thèmes musicaux, des tempi, des procédés de correspondance entre image et son. L’étude se conclut sur l’écart regrettable entre compositeurs de musique pour le concert et compositeurs de musique de film, suscitant entre ces deux supposées catégories une jalousie réciproque. (Philip Glass constituerait-il donc une exception ?)
La richesse de l’ouvrage provient ainsi de la multiplicité des approches, de la somme des expériences et d’une pensée autonome et ouverte qui, s’affranchissant des chapelles, des modes et des dogmes, invite chacune et chacun à en faire autant, sans se priver du plaisir et de l’émotion que peut procurer la musique, y compris celle du XXe siècle.