Sans manifester l’obsession du cradingue d’un Martin Kusej, ce Tannhäuser monté par Kasper Holten partage avec d’autres récentes mises en scène wagnériennes un concept central : l’art, c’est sale, ou du moins salissant. Dans la production des Maîtres-chanteurs de Katharina Wagner (Bayreuth 2008), Walther, devenu peintre, barbouillait allègrement de peinture blanche tout ce qu’il croisait sur son chemin, jusqu’à la robe d’Eva. Dans le Tannhäuser de Robert Carsen vu à la Bastille, le héros devenait également peintre, et quelques dizaines de figurants-sosies prenaient pendant la Bacchanale une douche de peinture rouge, en proie au délire de l’inspiration. A Copenhague, Tannhäuser est un écrivain qui, pris d’une frénésie de gribouillage, se met à griffonner sur tout ce qu’il voit, de préférence sur le corps des femmes.
Tout commence dans un intérieur bourgeois Belle Epoque où le héros, habillé comme Wagner sur ses plus célèbres portraits, goûte le délicieux ennui d’un bonheur conjugal avec sa légitime et leur fiston, qui le condamne à l’impuissance créatrice. Tout à coup surgit Vénus, son double femelle aux cheveux rouges, et l’inspiration arrive avec elle, cependant que la maisonnée bascule dans le délire, les domestiques se déshabillent et se balancent des seaux d’eau à la tête… Elizabeth, la bonne épouse, croit reprendre la situation en main en privant son mari du crayon qu’il laissait courir sur le papier, mais Tannhäuser le lui reprend bien vite pour se mettre à écrire partout, sur le front de Madame, sur les jambes des servantes, sur le décor où les escaliers se sont mis à proliférer, avec même certains où l’on marche la tête en bas, comme dans les magnifiques Noces de Figaro de Claus Guth à Salzbourg.
Ce qui, pour un public américain, serait le comble de l’Eurotrash, ressemble fort à du recyclage d’idées branchées vues ailleurs. Cette mise en scène a surtout le défaut de brider les interprètes, pris dans le carcan d’un concept contraignant. Vénus narquoise, à la colère froide, Susanne Resmark possède une voix ample mais n’a guère l’occasion d’exprimer la volupté : plus Nicklausse que déesse, plus muse que séductrice, elle n’entretient avec son Geliebter qu’une relation intellectuelle. L’Elisabeth de Tina Kiberg est une rombière crispée, dénuée d’enthousiasme (un « Dich teure Halle » sans frémissement), qui glapit de vilains aigus en savonnant le moindre ornement dans le duo. Elle est la duchesse de Guermantes du pince-fesse proustien qu’organise au deuxième acte la jeune basse Stephen Milling, Landgrave en difficulté dans les extrêmes de la tessiture. Tommi Hakala prête à Wolfram son physique de jeune premier romantique et un joli baryton clair, un peu léger pour le rôle. Stig Andersen, enfin, est un solide ténor wagnérien, mais dont les plus belles heures appartiennent au passé (Il fera en septembre ses débuts à l’opéra de Paris dans LE rôle des ténors à bout de voix : Hérode de Salomé). Il compose un Tannhäuser bonhomme et fatiguée, un brave bourgeois pris par une débauche bien abstraite.
Avec sa direction pleine de retenue, sinon de lenteur, Friedemann Layer se met lui aussi au diapason de cette mise en scène, pour une version « protestante », sans aspérités, sans véhémences, plus proche de la Laponie que de la Bavière. Allez, un Krisproll à la cardamome, et au lit.
Laurent Bury