Née Marguerite Geirnaert, Rita Gorr fut après la Deuxième Guerre mondiale l’une de ces voix qui participèrent à un – dernier ? – âge d’or du chant, et pas seulement du chant français. Flamande mais parfaitement francophone, la mezzo belge fit carrière en France et dans les plus grands théâtres de la planète. Le label Malibran l’inclut à juste titre dans sa série dédiée à la troupe de l’Opéra de Paris, avec des enregistrements réalisés de 1955 à 1961, alors que Rita Gorr avait entre 29 et 35 ans, et donc dans toute l’insolence de ses moyens, dont on dit qu’ils étaient si impressionnants en scène. Pour ceux qui, faute d’avoir pu l’entendre du temps de sa splendeur, n’ont accès qu’aux témoignages enregistrés, la voix paraît en effet inépuisable, d’une largeur stupéfiante.
Tout commence en juin 1955, où elle tient à la radio française le rôle de Lel dans Snegourotchka, admirable version déjà proposée dans son intégralité chez Malibran. L’artiste, qui n’est à Paris que depuis quelques années, campe là l’un des rares rôles travestis qu’elle interpréta dans sa carrière. Le mois suivant, elle grave deux airs sous la direction de Gustave Cloëz (Lalo, Saint-Saëns). De 1958 date l’air de Fidès. En juin 1959, Rita Gorr enregistre en studio avec André Cluytens un récital d’airs français et italiens, dont plusieurs qu’on aurait préféré entendre dans leur version originale française (Médée, La Favorite, Don Carlos) ; de ce disque viennent l’air d’Alceste, l’air d’Eboli et un magnifique extrait de Werther. Charlotte est le rôle avec lequel la mezzo avait fait ses débuts à l’Opéra-Comique en mars 1952 : écoutez notamment comment elle articule « Tu… fré… mi… ras… » à la toute fin de l’air des lettres !
Adoubée à Bayreuth en 1958, où elle chanterait Kundry et Ortrud, Rita Gorr fit à partir de là une carrière internationale que reflètent ici plusieurs extraits de live : Parsifal à la Scala en mai 1960, où elle retrouvait Sándor Konya, son Lohengrin, La Damnation de Faust à Utrecht le 14 juillet 1960, Iphigénie à Edimbourg en 1961, dirigé par Solti. Plus inattendus, les Mahler chantés le 23 mars 1960 à Paris, sous la baguette de Pierre-Michel Le Conte (à noter qu’en 1985, l’INA avait publié en deux 33 tours une compilation réunissant à ces Chants d’un compagnon errant des Kindertotenlieder de 1959 et un Chant de la Terre avec Kenneth McDonald capté en 1969 au festival de Besançon).
Ce disque témoigne aussi d’un style d’interprétation dont nous nous éloignons inexorablement ; s’il reste une référence pour Verdi et toute la deuxième moitié du XIXe siècle (qui serait encore capable de chanter Margared avec autant de fougue et avec une telle diction ?), cet art du chant nous déconcerte lorsqu’il est appliqué au XVIIIe siècle et à ses héritiers. Les extraits d’Orphée enregistré en mars 1960 avec Charles Brück offrent un Gluck par trop marmoréen. Ces airs sont pleins d’une pompe majestueuse qui cimente les œuvres dans un caisson monumental où l’on peine à respirer, et celle qui fut la plus brûlante des Amnéris est ici comme momifiée. La remarque vaut aussi pour Berlioz, pas seulement celui des Troyens : « D’amour l’ardente flamme » est pris à un tempo si lent qu’on croirait entendre la ballade du roi de Thulé, tant l’orchestre semble sur le point de s’y endormir.
A part une brève défaillance dans Samson, mais la bande est ainsi faite, et une prise un peu lointaine pour Iphigénie, le son est bon. Ce disque confirme en tout cas la suprématie de la reine Rita dans le répertoire avec lequel elle reste à jamais identifiée.