La gondole est sauvée du naufrage : alors qu’en sortant du concert donné en juin dernier au Théâtre des Champs-Elysées, on croyait La Reine de Chypre sombrée corps et biens, la voici renflouée, miraculée même. Et son sauveur s’appelle Cyrille Dubois. Qu’importe, dès lors, si la voix n’a pas tout à fait la largeur rêvée, qu’importe si les micros l’aident peut-être à passer l’orchestre, puisque le ténor français se montre capable de darder des suraigus avec l’aisance d’un rossinien confirmé. Son Gérard plein de délicatesse n’en a pas moins la vaillance nécessaire pour tenir son rang dans les admirables grands ensembles dont la partition d’Halévy est émaillée. Le personnage, peut-être plus central que celle dont l’opéra porte le nom, existe, avec la sensibilité et l’autorité qu’il faut, et il faut s’attendre à bien d’autres belles surprises de la part d’un jeune artiste à qui tout réussit.
Si Cyrille Dubois éblouit, le reste de la distribution est à la hauteur, et Véronique Gens est la première à faire, elle aussi, des étincelles. Même dans un rôle destiné à une mezzo, elle parvient à tenir son rang avec toute l’expressivité dont elle est coutumière, et avec de beaux moments de virtuosité qui la font descendre dans l’extrême grave de sa tessiture. Dommage seulement qu’Halévy n’ait pas eu l’inspiration nécessaire pour confier à sa Caterina Cornaro une page comparable au « Il va venir » de Rachel dans La Juive. C’est en effet là que le bât blesse un rien : La Reine de Chypre n’atteint pas tout à fait les mêmes sommets que le chef-d’œuvre du compositeur. Le seul air passé à la postérité est d’ailleurs un duo, « Triste exilé », où l’excellent Etienne Dupuis joint sa voix à celle de Cyrille Dubois. Et même si une écoute répétée finit par vous graver dans la tête certaines phrases mélodiques récurrentes, c’est surtout, on l’a dit, les ensembles et finales d’acte qui marquent l’auditeur, et les qualités d’orchestration davantage que les quelques airs solistes. Hervé Niquet tire le meilleur de l’Orchestre de chambre de Paris, le chœur de la radio flamande tient superbement son rôle, mais l’œuvre nous laisse un peu sur notre faim, même si l’on peut y entendre ici ou là comme un avant-goût de Don Carlos.
Plus épisodiques, les autres personnages bénéficient de titulaires tout aussi bien choisis. Eric Huchet compose un extraordinaire méchant, savoureux de perfidie, auquel est aussi réservée une chanson bouffonne au troisième acte. Christophoros Stamboglis est très bien en père noble, mais on ne l’entend plus guère passé le premier acte. Deux rôles minuscules permettent d’entendre le ténor Artavazd Sargsyan et le baryton Tomislav Lavoie, déjà réunis pour la messe de Méhul qui n’est pas de Méhul.
Malgré les quelques réserves que peut inspirer la partition d’Halévy, cet enregistrement n’en constitue pas moins un jalon essentiel de redécouverte de notre patrimoine musical entreprise par le Palazzetto Bru Zane. Puisse-t-elle se prolonger pendant bien des années encore et éclairer d’autres zones d’ombre de la création lyrique du XIXe siècle français.