A la suite de tant d’œuvres rares, merveilles négligées de Gounod ou de Saint-Saëns, splendeurs dues à Sacchini ou Kreutzer, le Palazzetto Bru Zane ouvre les portes de sa série « Opéra français » à La Périchole. Ce numéro 21 de la collection tombe bien en cette année de bicentenaire Offenbach, et l’on pouvait s’attendre à quelques révélations. On se souvient de La Grande-Duchesse de Gérolstein dont Marc Minkowski avait remis à jour le final original du deuxième acte et diverses autres pages très tôt coupées. La Périchole se prêtait idéalement à pareil traitement, et il y aurait un intérêt musicologique certain à réentendre la version première, celle de 1868, même si elle connut l’échec. Les remaniements opéras par Offenbach en 1874 allaient permettre à l’œuvre de s’imposer, mais non sans supprimer cinq morceaux. Ce n’est pourtant pas ce que l’on trouvera ici : il s’agit essentiellement de la version 1874, et encore, pas complète, puisqu’il a été décidé d’en retrancher presque tous les airs du dernier tableau (le deuxième trio de la prison, le chœur des patrouilles et l’air des trois cousines). Pourquoi diable Marc Minkowski a-t-il opéré ces choix ? Parce qu’il souhaitait, nous dit-on, proposer sa Périchole « idéale » en conservant « l’efficacité comique et dramatique de la partition initiale » : dommage que ce ne soit pas cette version initiale qui ait été enregistrée, mais finalement une partition plus courte que ce qu’Offenbach avait voulu, même si l’on trouvera ici les musiques d’entracte, souvent omises (d’ordinaire, quand il existe deux versions d’une œuvre, comme pour Boris Godounov, par exemple, les chefs ont plutôt tendance à conserver le maximum de musique possible, et ce sont des critères d’économie qui poussent les théâtres à préférer les versions courtes…).
On rêve d’un enregistrement où tout le confort moderne permettrait de disposer de toute la musique et où l’auditeur opterait à sa guise pour 1868 ou 1874. Mais pour toutes sortes de raisons, le PBZ a posé ses micros au Grand Théâtre de Bordeaux en octobre dernier, et le présent livre-disque est le résultat de cette captation. Le spectacle mis en scène par Romain Gilbert, qu’on reverra en décembre à l’Opéra royal de Versailles, avait apparemment de grandes qualités, et l’on regrette que ce ne soit pas plutôt sous la forme d’un DVD qu’il ait été immortalisé, car le public semble beaucoup s’amuser.
Mais il faudra, une fois encore, juger uniquement sur le son. On remarque d’abord le côté incisif de l’orchestre, « dégraissé » par rapport aux interprétations habituelles : Les Musiciens du Louvre donnent à la musique d’Offenbach ce caractère mordant qu’elle perd un peu avec des formations plus lourdes. Marc Minkowski semble ici bien assagi, n’abuse jamais des effets de contraste ; loin de certains extrêmes dans le choix des tempos qu’on a pu lui reprocher dans le baroque, sa baguette ne paraît pas toujours forcément plus rapide que celle de Michel Plasson dans la version EMI, par exemple. Le Chœur de l’Opéra national de Bordeaux livre lui aussi une belle prestation : l’intervention a cappelle des voix d’hommes (« Quel marché de bassesse ») ne passe pas inaperçue, et les dames ne sont pas en reste, loin de là.
Après les grands noms exotiques que l’on enrôla jadis pour chanter Offenbach (mesdames Berganza et Norman, monsieur Carreras…), il est évidemment agréable d’entendre de belles voix francophones. Voix sensuelles et capiteuses pour les trois cousines, avec Olivia Doray, récemment Poussette à Bordeaux et à l’Opéra-Comique, Julie Pasturaud, au solide tempérament, et Mélodie Ruvio, aux belles couleurs sombres, trio que vient compléter, pour les dames de la cour du Vice-Roi, Adriana Bignagni Lesca, mezzo originaire du Gabon, aux graves opulents. Quant à la « chienne créole », si Hortense Schneider avait la voix d’Aude Extrémo, on comprend qu’elle ait mis à ses pieds toutes les têtes couronnées d’Europe : son timbre si particulier suffirait à donner au personnage un relief inhabituel, il suffira d’écouter l’air de la griserie pour s’en persuader. Du côté des messieurs, Stanislas de Barbeyrac est un Piquillo point niais (ce n’était pas toujours le cas il y a quelques décennies) et bien chantant, ce qui est aussi appréciable, même si l’aigu semble parfois un rien tendu. Grâce à la voix d’airain d’Alexandre Duhamel, le vice-toi n’est pas un vieillard libidineux ou ridicule, mais un personnage sérieux, qui perd hélas une partie de ce qu’il a à chanter. Marc Mauillon et Eric Huchet sont parfaits en Hinoyosa et Panatellas, tout comme les deux notaires d’Enguerrand de Hys et François Pardailhé.
Dommage, redisons-le encore, qu’avec une telle distribution et un tel orchestre, on n’en ait pas profité pour enregistrer toutes les Péricholes possibles.