Pandémie oblige, les aficionados de musique (classique) se retranchent chez eux et comblent leur carence de concerts par l’écoute des enregistrements du moment. Dans le cas du dernier album de Barbara Hannigan, il faut croire que le destin a de l’humour, puisqu’il est plutôt amusant d’écouter les Quatre chants pour franchir le seuil de Grisey en plein confinement.
Intitulé La Passione (en écho au sous-titre de la Symphonie n° 49 de Haydn), cet enregistrement est, selon la chanteuse et cheffe d’orchestre « un triptyque : trois images, trois perspectives de nuits transfigurées ». Au-delà du lien thématique qui les unit, ce sont aussi trois partitions et trois compositeurs que Barbara Hannigan côtoie depuis longtemps, puisqu’elle compte Nono et Grisey à son répertoire depuis dix ans, et que Haydn était au programme de sa série de concerts l’année dernière.
Le disque s’ouvre sur le vertigineux « Djamila Boupacha », extrait des Canti di vita e d’amore de Luigi Nono. Mouvement central d’une grande fresque symphonique et vocale, cet air a cappella s’appuie sur un poème de Jesús López Pacheco, écrit en hommage à la résistante algérienne Djamila Boupacha. Dans cette vocalise très expressive, le rigoriste Nono surprend. Bien que très écrite tant du point de vue du rythme que des intervalles, la musique donne une grande sensation de souplesse et de liberté, et les allers-retours entre un chant à bouche ouverte et fermée viennent légèrement troubler une perception trop immédiate du poème. Dans cette musique, on sent la soprano tout à fait dans son élément, lissant les difficultés et aspérités de la pièce pour en proposer une lecture passionnée, presque sensuelle.
De passion, sa lecture de la symphonie éponyme de Haydn n’en manque certainement pas. Même si ce n’est peut-être pas la meilleure page de Papa Joseph, la tonalité plutôt rare de fa mineur, et l’étonnante inversion des mouvements lents et rapides font de cette symphonie une petite curiosité. L’intérêt du premier mouvement (et de l’enregistrement en général) réside dans une élégance du phrasé, même si certains contrastes de nuances ne seront certainement pas du goût de tous. En revanche, on regrette un peu la présence d’un clavecin douteux, qui vient enduire les reprises d’arpèges dégoulinants dont on se serait peut-être passé.
On savait Barbara Hannigan chanteuse et cheffe à la fois, et il faut avouer que dans son cas, nous nous attendions à peu près à tout. Mais c’est autre chose de tenter l’expérience dans Grisey que dans Gershwin ou même Berg. Avec une partition présentant de telles difficultés, on ne s’étonne guère du fait que la représentation prévue en juin au Festival de Saint-Denis se fasse avec chef.
Néanmoins, Barbara Hannigan peut s’appuyer ici sur les solides musiciens du Ludwig Orchestra, avec lesquels elle signait déjà son disque précédent. La complicité entre la chanteuse et les musiciens est palpable dès le premier mouvement, où la flûte et la trompette fusionnent tour à tour avec la voix, en renouvelant perpétuellement la palette de timbres. De même, la concentration collective des musiciens est manifeste dans la litanie du deuxième mouvement, où l’auditeur se sent transporté dans la pénombre d’une pyramide égyptienne. Quant à la berceuse finale, elle est elle aussi nimbée d’une lueur étrange, tout à fait bienvenue, signe d’une attention particulière portée aux équilibres des instruments.
Vocalement, la lecture que nous propose la chanteuse est peut-être plus raffinée et sensuelle que celle de Catherine Dubosc, qui était la référence discographique jusqu’à présent. Ici encore, c’est la passion qui prime sur l’intellect, et cela ne trahit certainement pas les intentions du compositeur. Les facilités vocales de la soprano canadienne sont telles qu’elle n’est jamais retranchée dans le cri, pourtant presque de mise dans le dernier mouvement. A l’inverse, on prend goût à l’étrange son poitriné du troisième mouvement, qui parsème une prestation par ailleurs magnifiquement lisse de quelques savoureuses aspérités.
Etonnés par le tour de force physique et cérébral que représente cet enregistrement, on est curieux de savoir si la chanteuse se sentira la force de reproduire l’expérience au concert dans les saisons à venir.