Christian Thielemann, sans doute le plus grand chef straussien à l’heure actuelle, est probablement la principale justification de cette captation : sa lecture de la partition offre un luxe de sonorités luxuriantes, détaillées par de somptueux Wiener Philharmoniker, aux cuivres rutilants et aux cordes suaves. Or, par les temps qui courent, il ne lui est guère permis d’espérer graver une version de studio, le DVD étant ce qu’il peut rêver de mieux par défaut. La production créée au dernier festival de Salzbourg a donc été immortalisée, le soir même de la première (voir compte rendu), mais par une regrettable ironie du sort, c’est la plus statique, la moins visuellement gratifiante des Femme sans ombre qui connaît ici les honneurs du DVD alors que le son d’un CD live aurait amplement suffi.
Le metteur en scène Christof Loy avait eu l’idée curieuse de transposer toute l’action dans un célèbre studio d’enregistrement viennois, la Sofiensäle, en écho à la version discographique gravée en 1955 par Karl Böhm, avec une équipe réunissant alors des gloires d’hier (Elisabeth Höngen) et de demain (Leonie Rysanek). L’Impératrice est ici une jeune chanteuse pleine d’admiration pour ses collègues plus expérimentés, qui « devient » peu à peu le personnage conçu par Hofmannsthal. Et Loy de confier à la seule musique le soin de suggérer toute la dimension magique et fantastique de l’intrigue, quitte à laisser les spectateurs quelque peu sur leur faim. Car on ne peut même plus parler ici de distanciation, mais plutôt de version de concert en costumes années 1950, durant laquelle les solistes s’abstiennent soigneusement de tout jeu théâtral qui puisse correspondre au personnage qu’ils chantent.
Même avec la variété qu’introduisent les changements de plan de la captation vidéo, qui maintient l’attention en éveil, l’exercice tourne vite au pensum : Stephen Gould n’est pas le plus captivant des empereurs, même s’il a toutes les notes de ce rôle impossible, et les mines effarées d’une Anne Schwanewilms à qui la mise en scène impose de paraître dépassée par les événements n’aident guère à s’intéresser à cette absence d’action scénique. Trac de la première ou volonté de s’économiser, la soprano paraît d’abord fragilisée, avec une voix aigrelette qui n’a pas tout à fait l’agilité des vocalises du premier monologue. Elle se rattrape néanmoins au dernier acte, y compris dans un impressionnant passage déclamé.
Michaela Schuster est une nourrice-entremetteuse pleine de mordant, mais au timbre moins sombre qu’on ne l’attendrait pour ce personnage « primitif », en prise directe avec le monde des esprits. Ses phrases les plus graves sont déclamées avec une âpreté, voire une hargne tout à fait
saisissante.
Théâtralement, les choses s’arrangent un peu dès que l’on se transporte dans le monde des humains, où un semblant d’intérêt dramatique commence à s’esquisser, même si la suppression de toute la dimension symbolique de l’intrigue réduit l’affrontement de Barak et de sa femme à une scène de ménage entre les interprètes « enregistrant » ces rôles, censés être également époux à la ville. Wolfgang Koch a toute la générosité vocale qu’on attend pour un personnage qui n’est que bonté et dévouement ; l’ampleur de son timbre fait de lui un titulaire idéal du rôle de Barak. Et surtout Evelyn Herlitzius, magnifique d’expressivité et d’opulence, parvient instantanément à faire exister la Teinturière et à rendre sensible son déchirement, à travers un chant passionné mais toujours contrôlé.