Entre les sarcasmes de Gabriel Dussurget dans ses mémoires (Le Magicien d’Aix) et les souvenirs parfois rocambolesques d’Edmonde Charles-Roux, il y avait place pour une vraie biographie de la comtesse Pastré, que l’on connaît désormais presque exclusivement en tant que marraine du festival d’Aix-en-Provence, qu’elle porta sur les fonts baptismaux au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Héritière d’une riche famille de la haute bourgeoisie marseillaise (les fabricants du vermouth Noilly-Prat) et apparentée à la noblesse locale, Marie-Louise Double de Saint-Lambert (1891-1974), dite Lily, épouse du comte Jean Pastré, fut toute sa vie l’amie des artistes. Même s’il aurait supporté une relecture plus attentive pour en éliminer diverses coquilles, le livre que lui consacre Laure Kressmann se lit comme un roman, car il ressuscite dans un style enlevé toute l’intelligentsia d’une époque qui semble aujourd’hui bien lointaine.
Si l’oncle de Lily racheta en 1882 un théâtre marseillais qu’il rebaptisa Salle Prat, où eut lieu la première française de La Valkyrie, où chanta Chaliapine et où Toscanini dirigea Pelléas et Mélisande, la grand-mère de son mari, après avoir été la maîtresse du peintre Ernest Hébert, monta avec une troupe d’amateurs Le Barbier de Séville en 1859, puis La Cenerentola en 1863. C’est dans cette atmosphère que l’industriel Jules Charles-Roux créa le Cercle artistique de Marseille, tandis que prospérait la famille Rostand : Alexis, violoncelliste et compositeur, son frère Eugène, dont il met les poèmes en musique, son neveu Edmond, l’auteur de Cyrano de Bergerac, sa nièce Juliette, qui accueille des artistes dans sa bastide de Valmante.
Au début du XXe siècle, Lily est une jeune fille à la personnalité affirmée, qui a la douleur de perdre son frère aîné en 1916, au cours de la bataille de la Somme. Une fois mariée au comte Pastré, elle suivra les créations de l’avant-garde artistique parisienne : Les Mariés de la Tour Eiffel en 1921 au Théâtre des Champs-Elysées, Le Retable de Maître Pierre en 1923 chez la princesse de Polignac. Elle devient l’amie d’Henri Sauguet, côtoie Reynaldo Hahn, Cocteau… Elle prend sous son aile de jeunes écrivains prometteurs, et participe au tournage d’un film de Man Ray à la villa Noailles, bâtie par Mallet-Stevens à Hyères.
A la fin des années 1930, délaissée par son époux, Lily Pastré se laisse aller : elle boit, elle mange trop, elle ne se soucie plus de son apparence. Puis elle se ressaisit et part s’installer quelques mois à Marseille. Mais la guerre éclate, et Marseille devient sa résidence fixe pour plusieurs années. A partir de fin 1941, elle se met à accueillir des musiciens poursuivis par les Allemands dans sa bastide de Montredon. Elle héberge le couple que forment le chorégraphe Boris Kochno et le peintre Christian Bérard. Pour mieux défendre ses protégés, elle fonde l’association « Pour que l’esprit vive ». Cette effervescence culmine avec la représentation du Songe d’une nuit d’été dans le jardin de sa propriété, le 27 juillet 1942 : costumes de Bérard, musique de scène de Jacques Ibert dirigée par Manuel Rosenthal.
Après la guerre, elle rêve de créer un festival, qui réunirait dans son parc tous les artistes dont elle est devenue l’intime. Le projet va se cristalliser grâce à la visite d’un autre couple : Gabriel Dussurget et Henri Lambert, qu’elle emmène découvrir la ville d’Aix-en-Provence. C’est ainsi que naît le festival dont la première édition eut lieu en 1948 avec un Così fan tutte dirigé par Hans Rosbaud, et chanté en italien (les dernières représentations parisiennes dataient de 1926 et avaient été données en français). L’idylle durera jusqu’en 1972 : quand Dussurget démissionne, appelé à diriger l’Opéra de Paris, Lily Pastré ne nouera pas les mêmes liens avec son successeur, Bernard Lefort. L’amie des artistes est peu à peu oubliée, elle n’a plus les moyens d’avoir table ouverte, et meurt à 82 ans en août 1974. Sa villa a été conservée mais ne sert qu’à accueillir les invités de marque de la mairie de Marseille. Personne n’a songé à donner son nom à une structure publique, et c’est bien dommage.