Moine et voyou : il y a bien plus qu’un oxymore derrière la juxtaposition de ces deux mots, souvent employés pour caractériser Francis Poulenc (1899-1963), dont le bicentenaire de la naissance de Verdi et de Wagner est en train d’éclipser le cinquantenaire de la mort. La musique, tout comme la personnalité du compositeur français, porte la marque de cette dualité. D’un côté une foi, profonde, inquiète, qui à partir des années 1930, nourrit son œuvre. De l’autre, une fantaisie canaille, contractée dès l’adolescence sur les bords de Marne à Nogent, qui imprègne son écriture. Le mariage de la mitre et la casquette, en quelque sorte. Même aux heures les plus sombres de sa vie, l’homme adulte, en proie aux questions existentielles, ne pourra jamais totalement étouffer la crapule qui habite en lui. A l’opéra, puisque c’est là le sujet qui nous intéresse d’abord, Les Mamelles de Tiresias coudoient Dialogues des Carmélites. Et dans La Voix humaine, un mouvement de valse accompagne l’instant le plus tragique. La biographie d’Hervé Lacombe prend évidemment en compte cette bipolarité. Elle l’explique. Mieux, elle l’éclaire et, à la dimension spirituelle et (homo)sexuelle, ajoute une composante matérielle, justifiée par le rapport particulier qu’entretenait Poulenc avec l’argent.
Faut-il d’ailleurs nommer biographie un livre de mille et quelques pages, dont plus d’une centaine de notes, qui ne se contente pas de raconter la vie du musicien mais qui analyse en même temps chacune de ses partitions ? Il s‘agit plutôt d’une somme qui sait éviter l’écueil encyclopédique et, pire, la chausse-trape universitaire ; un ouvrage de référence – employons le terme même s’il devient galvaudé – qui par sa quantité d’informations et sa profondeur d’analyse, disqualifie tous ceux qui l’ont précédé. Que la vie de Poulenc se lise ensuite comme un roman, il n’y a pas de doutes compte tenu des rencontres qui l’ont jalonnée. Cocteau, Diaghilev, Sachs, Satie, Stravinsky, etc. C’est le temps du Bœuf sur le toit et, moins joyeux ensuite, celui de la guerre et de l’après-guerre qui ressurgissent au fil du récit. Mais que l’explication de sa musique puisse retenir l’attention du lecteur, indépendamment de son niveau de solfège, rien n’était moins évident.
Autre point fort, et nécessaire à tout ouvrage biographique, l’auteur sait garder avec son sujet une distance salutaire. Le temps passé et la liberté de parole aujourd’hui l’autorisent à interroger la sexualité du compositeur pour mieux interpréter son œuvre. Débarrassé des non-dits, dépouillé de toute tentation hagiographique, le portrait de Poulenc se dessine précis avec ses creux et ses bosses : son excentricité, sa pingrerie, son humour facétieux, sa sensibilité, exacerbée par ce « combat entre chair et esprit », qui devient sien une fois sa jeunesse passée. Ce que Lacombe appelle alors le « style poulencquien » prend forme, indéfinissable car ambigu : classique et moderne, vulgaire et élégant, noble et populaire, grave et léger, trivial et savant tout en restant pour le lecteur, limpide et captivant. Un modèle du genre.