« Amadè, c’est la signature que Mozart réserve aux lettres envoyées à sa famille, à son cercle le plus étroit, c’est sûrement le prénom que certaines lui ont susurré à l’oreille, Amadè c’est Mozart qui signe avec son vrai prénom, en français, rien que pour moi. »
Moitié fleur bleue moitié marketing, voilà l’accroche (le pitch) de ce CD… On a le droit de préférer le concept plus discret qui se cache derrière cette façade : un portrait de trois des chanteuses pour lesquelles Mozart composa, Anna Gottlieb, Nancy Storace et la Cavalieri.
Pamina à l’Opéra de Paris (avec Cyrille Dubois) © Charles Duprat
Trois voix différentes
C’est une gageure. Anna Gottlieb avait treize ans quand elle créa Barbarina, elle en avait dix-sept quand Mozart écrivit le rôle de Pamina sur mesure pour sa voix.
Cinq ans plus tôt, en 1786, c’est pour Nancy Storace qu’il écrivit Suzanna des Nozze, et, comme on sait, il ne lui était pas indifférent : quand elle quitta sans retour Vienne pour Londres, fin 1786, il composa pour elle un air de concert à sa dimension « Ch’io mi scordi di te ? » …Que je t’oublie ? N’y compte pas… et il nota sur la partition « Scena con Rondo mit Clavier-Solo für Mlle. Storace und mich ».
Caterina Cavalieri était célèbre pour sa technique marmoréenne et l’ampleur de sa voix, qui faisaient oublier un physique moyen. Vraie diva viennoise, elle fut la créatrice de Konstanze dans Die Entführung aus dem Serail, et un air comme « Marten alle Arten » suffit à imaginer ses moyens.
Donc… un soprano qu’on imagine léger (Anna), un soprano aux graves expressifs (Nancy), un grand soprano lyrique colorature (Caterina). Et la même Julie Fuchs s’inscrivant dans les pas de ces trois dames, voilà pour la gageure.
Pour tenir cette gageure, Julie Fuchs a la chance d’avoir à ses côtés celui qui fut son complice à Aix en juillet 2021 pour de mémorables Nozze di Figaro : Thomas Hengelbrock à la tête de son Balthasar Neumann Orchestra. Leur palette de couleurs, leur vivacité, l’invention constante des accents, des surprises qu’ils ménagent partout, l’interposition de quelques jolies ponctuations (un extrait des Petits riens, la Kontretanz Les filles malicieuses timbrée et pimpante, un étonnant Canon à quatre voix), avec une mention spéciale pour le piano-fortiste Andreas Küppers, très présent et particulièrement créatif, tout cela participe d’un objet sonore charmeur ici, exaltant là.
Susanna à Aix © Jean-Louis Fernandez
On imagine que certains airs de cet album sont naturellement dans la voix de Julie Fuchs davantage que certains autres. On avait eu un sentiment semblable à l’écoute du récent récital Mozart d’Elsa Dreisig, qui elle aussi, et comme on la comprend ! avait picoré de tous côtés dans le corpus mozartien.
Parmi les meilleures plages, on placera sans hésiter celles nées de l’admiration de Mozart pour l’art de Nancy Storace, et d’abord l’aria de Susanna au quatrième acte des Noces.
Thomas Hengelbrock choisit un tempo très vif pour le récitatif « Giunse alfin », il y a de l’électricité dans les répliques de l’orchestre à la fièvre de Susanna. Piqué des cordes, beaux arpèges du piano-forte s’alanguissant avec elle, tout palpite d’impatience, la chaleur du timbre, le rubato juste avant « seconda », la cadence suspendue, avant que l’air « Deh vieni non tardar » ne déroule son charme… Et puis le legato parfait, la justesse des phrasés et de l’expression, la maturité et la retenue, jusqu’à une élégante cadence finale ornementée.
« Pour Mlle Storace et moi »
Autre moment sublime dédié à la chère Nancy, le grand cadeau d’adieu de décembre 1786, dont le texte n’est rien d’autre qu’une déclaration d’amour.
Le récitatif « Ch’io mi scordi di te » est d’une extrême beauté, très émouvant. Animé, passionné, puissant, sincère, incarné, et les réponses de l’orchestre, tout aussi ardent, respirant avec la chanteuse, vibrent à l’unisson, dans un climat pré-romantique, très Sturm und Drang, avant que se déploie la tendresse de l’aria.
À ce passage où conversent un piano tendre (la voix de Mozart) et le chant à fleur de lèvres de Julie Fuchs, enrichi d’ornements expressifs à la reprise, s’enchaînera la puissance dramatique de la partie Allegro, culminant sur d’éclatants « Stelle barbare ». Les éclairages changent aussi vite que la palette des sentiments, c’est comme un supplément aux Noces en somme, qui s’achève dans un florilège de coloratures jamais gratuites. Il ne manque pas de belles versions de cette scena. Celle-ci en fera partie désormais.
C’est aussi pour Nancy Storace que Mozart écrivit, sur un texte de Da Ponte, une petite Cantata per la ricuperata salute d’Ofelia, K 477a. Julie Fuchs en chante l’aria « Quell’agneletto candido » avec une grâce mutine (de composition) en essayant de dompter ses grands moyens aux dimensions de cette très charmante petite chose, plus anecdotique…
Dans les Indes galantes à Bastille © Little Shao
Mozart ne fait que du sur-mesure
Autre extrait des Nozze qu’on trouvera ici, le grand monologue de la Comtesse au troisième acte.
Il est très intéressant de comparer le récitatif « E Susanna non vien » dans l’interprétation d’Elsa Dreisig qu’on évoquait plus haut, séraphique et aérienne, chantant la version originelle de la créatrice Louisa Laschi, avec une Julie Fuchs beaucoup plus charnelle, mûre, douloureuse, presque vindicative, s’abandonnant à son emportement dans le droit fil du prélude enflammé que lui a offert le piano-forte. Il y a des couleurs de feuilles d’automne dans la voix qu’elle adopte ici, les R violemment roulés et des notes non vibrées exacerbant le sentiment de fureur que soulignent les ponctuations cinglantes de l’orchestre.
L’aria « Dove sono i bei momenti » semble d’abord éthérée avant de se charger de passion, jusqu’à une surprise : non pas la reprise habituelle de la partie Andantino, mais une transition soutenue par l’orchestre menant tout de suite vers la partie Allegro « Ah ! Se almen ».
Car c’est la version de la reprise par la Cavalieri qu’a choisie Julie Fuchs. Or Mozart, constatant que la voix de la Cavalieri avait perdu de sa stabilité, lui écrit – nouvelle preuve de son pragmatisme – une version mettant en valeur ce qu’elle fait le mieux, à savoir les coloratures acrobatiques dont il lui fournit une brassée. Elles changent un peu la nature de l’air qui y perd de sa mélancolie, mais offrent à Julie Fuchs prétexte à quelques pyrotechnies d’une éclatante et chaleureuse santé.
© Video Roma – Roméo Lagache
Bémols
Dans la réussite d’ensemble de cet album, quelques plages nous semblent un peu en retrait. Ainsi Das Lied der Trennung K. 519, qui constitue une dernière plage un peu grêle. Pris dans un tempo très lent, où se dissout l’intérêt, et quelque peu surjoué dans la douleur et la fragilité, il ne soutient pas l’intérêt et la voix semble y perdre de la stabilité et de son assise, dans un mezzo-forte détimbré.
Quant à l’arietta de Barbarina « L’ho perduta », elle n’a peut-être pas besoin d’une aussi grande voix et l’air de Pamina « Ach ich fuhl’s », chanté magnifiquement, ne retrouve peut-être pas l’émotion de la scène.
Etincelles
En revanche, on ne mégotera pas son admiration pour quelques plages particulièrement rutilantes. Ainsi l’Aria « Tiger ! Welze nur die Klauen », extraite du Singspiel inachevé Zaïde K. 344, ébouriffante de puissance, de noirceur, de violence. On ne sait que remarquer le plus, les scansions implacables de l’orchestre, le feu de la voix, puis l’insidieuse douceur de la partie médiane en dialogue avec les bois, avant l’impérieux retour au tempo initial, les graves presque sauvages, les sur-aigus glaçants, le cri final… Performance à la mesure de cet air incroyable.
Qu’introduit un Allegro vivace assai tiré de la musique de scène pour Thamos, König in Ägypten. Thomas Hengelbrock et le Balthasar Neumann Orchestra rendent tout son pathétique et son mordant à cette pièce composée par un Mozart de 17 ans très en phase avec la sensibilité Sturm und Drang.
© Aline Paley
L’oratorio David penitente K. 469 reprend pour l’essentiel la musique de la Messe inachevée K. 427 en ut mineur, en lui adaptant un livret dont l’auteur serait Da Ponte. Mozart complète la partition par deux airs dont l’un, « Fra le oscure ombre », spécialement écrit pour Catarina Cavalieri. On peut juger des possibilités de la Cavalieri dans cette aria en deux parties, datée du 11 mars 1785, soit l’époque où Mozart propose à Da Ponte le sujet du Mariage de Figaro.
L’écriture est dans l’esprit de l’opera seria, l’Andante initial évoquant dans de sombres couleurs vocales (et orchestrales) et de grands sauts de notes les traverses de la vie, la partie Allegro les joies chrétiennes que Dieu offrira en récompense aux mortels qui auront souffert sur terre.
Le début sonne assez âpre, mais ces aigus un peu acides mettront d’autant plus en valeur le plus réussi de cet air très tendu : des coloratures qui scintillent, des guirlandes d’ornements traversant avec jubilation toute la tessiture en montées et descentes infatigables, couronnées par des trilles triomphants.
Cette écriture n’est pas très éloignée de celle de Die Entführung aus dem Serail, et l’air de Konstanze qu’on entend ici, « Ach ich liebte, war so glücklich », est lui aussi un festival de traits virtuoses. La fierté des phrasés, l’autorité des accents, tout suggère la noblesse de Konstanze. Des coloratures non pas ornementales mais dans le sentiment, des notes piquées impeccables, des changements de couleur évoquant le balancement du personnage entre élégie et colère, des ornements qui montent jusqu’au contre-ré sans autre forme de procès, la démonstration de Julie Fuchs est impressionnante d’apparente aisance.
Suzanna à Aix en 2021, mise en scène Lotte de Beer, Balthasar Neumann Orch., dir. Thomas Hengelbrock