On s’en doutait un peu, on l’espérait beaucoup : après la (très relative) baisse de forme dans La Walkyrie, Marek Janowski renoue avec ce Siegfried, pénultième étape de son pèlerinage wagnérien, avec le succès de son Or du Rhin. Question d’écriture orchestrale, mais aussi, sans doute, de tonalité générale de l’œuvre : le « scherzo » que constitue cette deuxième journée de la Tétralogie semblant mieux convenir à l’approche du chef que le pathos mélodramatique de la première journée, à l’écriture orchestrale plus clairement romantique.
Car c’est à une véritable fête orchestrale que nous convie Marek Janowski. L’orchestre symphonique de la radio de Berlin a rarement été aussi discipliné et compense largement par son engagement le caractère comparativement terne de ses timbres (on n’est pas à Vienne, ni chez les voisins de l’orchestre philharmonique). La captation, toute de finesse et de transparence, est un modèle du genre, et se traduit par un rééquilibrage notable des pupitres au profit des cordes (sensible, par exemple dans le prélude du III). Cet engagement, couplé à la battue vive et revigorante du chef nous vaut une prestation de premier ordre, notamment aux deux premiers actes. L’orchestre déferle, rebondit, relance sans cesse le discours : c’est tout simplement jubilatoire.
Le plateau réuni parvient, dans l’ensemble, à relever le défi.
On applaudira pour commencer le Mime remarquable de Christian Elsner, formidable comédien et chanteur accompli, dont le timbre lyrique (il a été Siegmund pour Simon Rattle) confère au personnage une densité inhabituelle : une authentique réussite, qui change des Pedrillo au rabais trop souvent distribués dans ce rôle.
On n’aura pareillement que des louanges pour le Fafner du vétéran Matti Salminen, sur qui le poids des ans semble ne pas avoir de prise (il était déjà Fafner pour Marek Janowski dans le Ring enregistré à Dresde il y a… 30 ans!).
Le jugement sera plus nuancé au sujet d’Anna Larsson, Erda que l’on trouve ici en meilleure forme que chez Christian Thielemann 18 mois plus tôt. Le timbre est prenant, c’est celui d’une authentique alto, mais le passage des registres se fait parfois sentir. Elle parvient néanmoins à habiter les superbes phrases que Wagner a composé pour la « femme éternelle » à la première scène du III.
Le Wanderer campé par Tomasz Konieczny appelle les mêmes remarques que son Wotan dans L’Or du Rhin et La Walkyrie : la voix est fraîche, saine, d’une jeunesse irrésistible, mais est-ce une voix de dieu des dieux ? On confessera un trouble persistant, notamment et logiquement au 2e acte dans la confrontation avec l’Alberich toujours aussi bon et prenant de Jochen Schmeckenbecher.
Sans parvenir à éclipser, même de manière fugace, le souvenir de grands anciens dans ce rôle, le Siegfried de Stephen Gould est honnête, professionnel, et parvient à être musicien : il « assure ». Lui aussi bénéficie du confort de la version de concert, qui lui épargne les épuisants mouvements sur scène. La comparaison avec sa prestation dans le Ring dirigé par Christian Thielemann est, de ce point de vue, édifiante.
On déchante quelque peu lorsque la Brünnhilde de Violeta Urmana se réveille à la fin de l’acte III : vocalement, son sommeil n’a pas été réparateur. L’émission est peu assurée, le timbre est agressif, la trémulation est pénible. Comme, par ailleurs, Siegfried et le chef commencent (c’est classique) à montrer quelques signes de fatigue, la tension retombe d’un coup, et ce qui jusque-là était vif et enlevé devient subitement lourd et pesant. Heureusement, tout le monde se réveille à partir de « Ewig war ich », la voix de Violeta Urmana se stabilise et gagne en assurance.
Cette réserve concernant les 20 dernières minutes de l’œuvre ne doit pas ternir l’immense plaisir que procure cet enregistrement, d’abord pour sa prestation orchestrale : on attend avec impatience Le Crépuscule des Dieux.