En août 2011, lors d’un concert à la Waldbühne de Berlin aux côtés d’Anna Netrebko et d’Erwin Schrott, Jonas Kaufmann propose en bis « Du bist die Welt für mich », un air tiré de Der singende Traum, une opérette composée par Richard Tauber à l’intention de son égérie Mary Losseff. De là serait née l’idée d’un album consacré à la musique légère allemande, auquel naturellement cet air donne son titre. Non pas une de ces compilations mercantiles, comme pourrait le laisser penser une couverture qui rappelle Max Raabe et son orchestre, mais un « concept cohérent reprenant les orchestrations originales ». De fait, le programme a été limité à la période 1925-1935 avec, seule concession aux lois du marketing, plusieurs numéros chantés en anglais et un en français. Il faut bien que disque s’exporte*. Autre choix surprenant dans cette approche d’une honorable rigueur, « Glück, das mir verblieb » extrait de Die Tote Stadt. L’œuvre peut sembler sérieuse dans pareil contexte, d’autant que Julia Kleiter, invitée à jouer les utilités sur trois plages du récital, y est propulsée au premier plan. Si talentueuse soit la soprano, c’est son partenaire d’abord qui motive l’écoute.
Pour le reste, les tubes signés Franz Lehár côtoient des titres moins connus de compositeurs aujourd’hui oubliés, tels « Irgendwo auf der Welt » de Werner Richard Heymann (1896–1961) qu’anime subitement un fox-trot débonnaire, ou « Diwanpüppchen » de Paul Abraham (1892–1960), si berlinois avec son déhanché jazzy. Le ténor y jette aux orties son image de beau ténébreux, en effectuant – vocalement, cela s’entend – sautillements et quickstep. Joyeux drille, Jonas Kaufmann ? Disons qu’il s’applique, au détriment d’une certaine spontanéité, à insuffler à chacun de ces numéros l’esprit censé les animer. « Aucun autre répertoire ne m’a donné tant de mal » avoue-t-il et on le croit sur parole tant cette musique, éloignée de son territoire d’élection – Verdi et Wagner –, peut se briser ou pire se glucoser si l’on n’y prend garde.
Passé un « Girls Were Made to Love and Kiss » méconnaissable où le ténor se fait crooner, on retrouve ce qui ailleurs caractérise son chant et en fait l’unicité : la couleur sombre, la conduite de la ligne, l’égalité des registres, le souci des nuances. Cette dernière caractéristique, surtout, place l’enregistrement au sommet de la pile. Là où Piotr Beczala, l’an passé dans Mein Ganzes Herz, chantait tout main sur le cœur avec la même intensité, Jonas Kaufmann introduit de subtils dégradés, de l’effleurement à l’étreinte, qui sont autant de caresses amoureuses. Docile, la direction de Jochen Rieder s’adapte à ces contrastes salutaires. « You Are My Heart’s Delight », attaqué à la hussarde, s’allège ensuite, lorsque le suggèrent mots et musique. De même « Freunde, das Leben ist lebenswert! » se dresse, passionné – et l’on entend tout ce que Lehár doit à Puccini – avant qu’un rythme de valse ne l’infléchisse et que la voix, devenue suave, obéisse à ce changement d’humeur. Dernier exemple – mais à l’exception d’un « Lied vom Leben des Schrenk » fracassant, il faudrait tout citer – : « Im Traum hast Du mir alles erlaubt » où le chant, gourmand, mixe les sons pour mieux enjôler.
Inévitablement, d’autres références projettent leur ombre sur les airs les plus rebattus. L’élégance de Fritz Wunderlich demeure inégalable. Dans « je t’ai donné mon cœur » en particulier, la délicatesse d’Alain Vanzo et la noblesse de Georges Thill sont hors de portée. Mais l’intelligence de l’interprétation parvient, sinon à écarter ces fantômes, du moins à accréditer la proposition. La frivolité des années 1925-1935 fut un antidote aux horreurs de la Première Guerre mondiale et à la Grande Dépression qui ébranla l’époque. A l’heure où le mot « crise » est sur toutes les lèvres dans toutes les langues, recevons comme il se doit le bouquet d’insouciance que nous offre un des meilleurs ténors de notre temps.
* Tous les airs sont en allemand dans le double album (avec DVD en supplément). Un DVD doit aussi paraître en octobre.