Cette nouvelle version de la Passion selon saint Matthieu est celle des équilibres. Equilibre entre les pratiques baroqueuses et la vision de Bach léguée par le 19e siècle. Les instruments sont d’époque, mais le chœur est en effectif plantureux, et l’alto est une femme. Equilibre entre les sentiments contradictoires véhiculés par le texte. Equilibre, surtout, dans la direction de Frieder Bernius. Le chef allemand conçoit cette vaste fresque comme une cathédrale sonore plutôt que comme un opéra. D’où une direction tout en douceur, qui fait naître un sentiment intense de sérénité, et qui ose le confort sonore, là où d’autres ont préféré les déchirures et l’angoisse. Dans un geste ample et plutôt lent (2h44), Bernius caresse l’oreille de l’auditeur, fait émerger des pianissimi sublimes, déroule une polyphonie qui n’a plus aucun secret pour un artisan ayant parcouru tout le répertoire sacré germanique.
Cela fonctionne à merveille dans une première partie qui est tout simplement l’une des meilleures jamais enregistrées. La conception contemplative du chef trouve son apothéose dans une dernière Cène sublime, où les paroles du Christ semblent se graver dans le marbre de l’éternité au moment où nous les entendons. On aime aussi passionnément cette façon de murmurer le « Gerne will ich mich bequemen », sur un accompagnement minimaliste qui en fait mieux ressortir la douceur résignée.
Les choses se gâtent un peu dans la seconde partie. Lorsque le récit se fait plus dramatique, évoque la flagellation, la crucifixion et la mort, la palette délicate et tout en pastel de Bernius paraît trop limitée. Surtout qu’un certain Nikolaus Harnoncourt reste dans toutes les mémoires, avec les tornades qu’il déchaînait au moment du couronnement d’épine ou de la mort de Jésus. Rien d’indigne dans la conception défendue ici, mais la musique paraît un peu sage, sans rien qui dépasse, et on a davantage l’impression d’être face à un vitrail qu’à un récit où il est question de la mort d’un homme. Ces réserves étant posées, il faut saluer la fantastique maîtrise technique de la direction, sa régularité jamais monotone, la transparence maintenue en permanence, même au cœur du contrepoint le plus dense. La prise de son, de référence, a sans doute aidé.
Bernius peut compter sur un Kammerchor Stuttgart qu’il a fondé lui-même il y a 45 ans, et qui répond à la moindre inflexion de sa battue. Homogénéité, justesse, moelleux, on ne sait que louer le plus dans une prestation qui peut prétendre se mesurer aux meilleurs références dans ce répertoire, et Dieu sait si elles sont nombreuses. L’équipe de chanteurs réunis pour l’occasion est également de la meilleure eau. En évangeliste, il n’est pas facile de succéder à Christophe Prégardien et à Mark Padmore, qui ont définitivement marqué le rôle pour la génération actuelle des mélomanes. Pourtant, Tilman Lichdi ne s’embarasse d’aucun complexe, et affronte sa partie avec vaillance, un aigu d’une facilité déconcertante et une diction qui ne laisse rien échapper du texte. Il s’offre en plus le luxe de chanter les arias, sans la moindre trace de fatigue, avec une ligne constamment polie. Christian Immler est un Jésus qui porte dans sa voix toute la douceur du monde, en accord parfait avec la conception du chef. La basse Peter Harvey est déjà bien connue des amateurs de musique baroque, grâce à ses nombreuses collaborations avec John Eliot Gardiner. Le timbre est chatoyant, doté de mille nuances, et le « Mache dich mein Herz rein » reste un des grands moments de l’œuvre lorsqu’il est déclamé avec tant de noblesse, même s’il pâtit des défauts de direction énoncés plus haut.
Hannah Morrison est une soprano qui mériterait d’être davantage connue, tant elle marie harmonieusement l’angélisme et l’incarnation. En alto, Sophie Harmsen joue à fond la carte de la féminité, et pare ses interventions d’une séduction presque païenne, ce qui nous change avec bonheur des contre-ténors grinçants et désincarnés qui ont sévi dans le domaine ces dernières années, quels que soient les arguments musicologiques invoqués à leur appui. Bref, voilà une Passion qui compte énormément d’atouts, et qui témoigne avec bonheur de la façon dont on chante Bach en 2016. Notre époque n’a pas à rougir, et le cantor de Leipzig a encore de beaux jours devant lui.