A défaut de proposer des nouveautés, les labels de disques peuvent, en cette année de 250e anniversaire Rameau, exploiter leur fonds de catalogue. C’est ce que fait Harmonia Mundi grâce au contrat qui lia William Christie avec la firme durant les premières années des Arts Florissants, et le présent coffret de réédition offre finalement un aperçu assez représentatif de l’œuvre du dijonnais : un opéra-ballet, une tragédie lyrique, trois œuvres en un acte et les pièces pour clavecin. Ne manque qu’une cantate ou un motet comme In convertendo, et l’on aurait là un échantillonnage complet de tous les genres pratiqués par Rameau. Le hasard a donc bien fait les choses, avant que William Christie parte chez Erato.
Pourtant, une vingtaine d’années après leur parution initiale, de quelle oreille réécoutons-nous ces enregistrements pionniers ? Le monde de la musique baroque a bien évolué, et la donne n’est plus exactement la même aujourd’hui que dans les années 1980. Surtout, ces disques Rameau permettent de mesurer les limites d’un système qui, s’il avait débouché sur le triomphe d’Atys en 1987, n’allait pas nécessairement se traduire par une apothéose en abordant les œuvres du compositeur dijonnais. Lully et Charpentier, où les Arts Florissants avaient connu leurs premiers grands succès, n’ont pas du tout les mêmes exigences que Rameau en termes de vocalité, comme le révèlent les gravures aujourd’hui rééditées par Harmonia Mundi.
Inégalable en Sangaride dans Atys, Agnès Mellon est un Télaïre singulièrement juvénile, et à qui la passion arrache des accents manquant un peu de noblesse ; elle pourra ainsi paraître un peu sous-dimensionnée, et l’on s’est ainsi habitué à des voix plus corsées dans ce rôle. Sa sœur Phébé est campée par une Véronique Gens qui commençait timidement à révéler sa vraie nature de tragédienne. Dans le spectacle créé à Aix-en-Provence en 1991, François Le Roux avait été Pollux, mais il est remplacé au disque par un Jérôme Corréas hélas assez peu expressif. Dans Les Indes galantes, l’absence de véritable basse pour Bellone ou Huascar est regrettable, et les moyens de Bernard Deletré semblent par moments bien insuffisants pour incarner pleinement le grand-prêtre inca. Dans la même tessiture, mais avec plus de vaillance, Nicolas Rivenq s’en tire beaucoup mieux. Côté ténors, Howard Crook et Jean-Paul Fouchécourt restent des références dignes d’éloges.
On voit ici passer quelques étoiles filantes, assez vite disparues, comme Miriam Ruggeri ou Noémi Rime. On découvre la toute jeune Sandrine Piau faisant ses premiers pas dans le petit rôle de Zaïre dans « Les Fleurs, fête persane », ou dans l’Amour de Pygmalion. C’est un grand plaisir de réentendre des voix superbes qui n’ont pas fait la carrière qu’elles méritaient, comme Claire Brua, magnifique Minerve dans le prologue de Castor et Pollux, et de retrouver des artistes qui depuis ont évolué vers de tout autres répertoires : s’il chante désormais surtout la mélodie, Britten ou les oratorios, Mark Padmore, jadis révélé en Jason dans la Médée de Charpentier, tient deux petits rôles dans Castor. Et il est assez cocasse de trouver au détour de Pygmalion une chanteuse devenue depuis une des grandes prêtresses de la musique contemporaine : Donatienne Michel-Dansac, qui interprète (« incarne » ne serait vraiment pas le mot) la Statue avec le moins d’humanité possible.
On risque en revanche d’être déçu par la froideur de ces intégrales : loin de la scène, la direction de William Christie s’alanguit, comme dépouillée de tout dramatisme, sauf dans les moments les spectaculaires, qui lui imposent plus d’animation. On peut en juger avec le prologue et la dernière entrée des Indes galantes : Claron McFadden s’exprime dans un français impeccable, mais ses interventions laissent de marbre, car elles sont dénuées de toute sensualité alors même que Zima ou Hébé chantent les plaisirs et les jeux (de même, dans Pygmalion, les chanteurs sur-articulent leur texte avec une telle lenteur qu’ils obtiennent parfois des effets de comique involontaire). La danse du grand calumet de la paix est jouée et chantée comme sur la pointe des pieds, et l’on est à cent lieues du délire que cette page suscite désormais chez le public à chaque représentation des « Sauvages ». Les musiciens mettent désormais bien plus de passion lorsqu’ils interprètent les œuvres d’un compositeur auquel on a longtemps reproché plus d’art et de science que d’émotion. L’expérience ramiste venant, les Arts Florissants sauraient mieux trouver les clefs de ces œuvres, mais sur ces disques, c’est plutôt R—eau qu’on entend : un Rameau qui manque d’âme.