La soprano aime le ténor mais le baryton est jaloux, et quand l’un tue l’autre à la fin, la mezzo lui crie « C’est ton frère ! ». Vous avez reconnu cet opéra ? Il trovatore, bien sûr ! Raté : il s’agit d’Irrelohe, de Franz Schreker. Ainsi réduite à l’essentiel, l’intrigue évoque celle du Trouvère, à la différence près que c’est le baryton qui meurt, et que si le rideau tombe sur fond de flammes, comme chez Verdi, les deux amoureux sont en revanche bien en vie et que le sixième opéra de Schreker se termine donc bien, à un décès près.
A l’heure où Les Stigmatisés semblent enfin s’imposer au répertoire – même si c’est surtout en Allemagne, avec notamment une nouvelle production signée Calixto Bieito en janvier prochain à Berlin –, Irrelohe aurait aussi de quoi revenir en grâce : dans ce Trouvère revu et corrigé par le symbolisme viennois, on retrouve les thèmes sulfureux chers au compositeur, auteur de son propre livret. Le titre associant flamme (Lohe) et folie (Irre) renvoie au nom d’une famille aristocratique connue pour ses exactions perpétrées sur les jeunes mariées le soir de leurs noces ; pour une fois, le descendant des Irrelohe connaîtra la rédemption, grâce à l’amour de la pure Eva, mais non sans avoir d’abord tué de ses mains son propre demi-frère, le fils de l’aubergiste Lola. D’où le cri « Es ist dein Bruder ! », poussé dans des conditions assez semblables au « Egli era tuo Fratello » d’Azucena. Créé en 1924, avant la mise à l’écart de Schreker par les nazis, cet opéra ne fut ressuscité qu’en 1985, à Bielefeld (des extraits en avaient été interprétés à Graz à l’occasion d’un colloque consacré au compositeur). Il présente l’avantage de sa relative brièveté : à peine plus de deux heures, quand Die Gezeichneten ou Ferne Klang sont plus proches des trois heures. La partition plonge l’auditeur dans un climat de mystère permanent, d’où se détachent le paroxysme du grand duo d’amour entre Heinrich et Eva au deuxième acte ou, au troisième, ces fanfares mahlériennes en coulisses qui ajoutent leurs dissonances au discours de l’orchestre.
Irrelohe a eu la chance d’être immortalisé au disque par deux fois : il s’agit dans les deux cas de captations sur le vif : la plus récente est le reflet d’une production montée à Bonn en 2010, la première étant une version de concert donnée en 1989 et initialement parue en 1995, que Sony a la bonne idée de reproposer aujourd’hui. La version Sony offre un confort acoustique inévitablement supérieur, elle a les avantages du live (exécution d’une traite avec présence stimulante du public) sans ses inconvénients (bruits de scène). Chef d’orchestre polyvalent, Peter Gülke n’avait pas d’affinités particulières avec cette musique postromantique mais, à la tête de Wiener Symphoniker, il sait ne pas se laisser submerger par une partition tentaculaire.
L’intégrale Sony jouit en outre d’une distribution difficile à surpasser. En 1989, quelques années avant d’être l’Impératrice de La Femme sans ombre au Châtelet, puis la Teinturière à Bastille, Luana DeVol possédait toutes les qualités nécessaires à incarner Eva, la vaillance indispensable mais aussi une couleur suffisamment juvénile pour être crédible dans son personnage (on n’en dira pas forcément autant de sa « rivale » de 2010, Ingeborg Gmeiner). Si le nom de l’Autrichien Michael Pabst ne nous est plus très familier, il fit à la fin du XXe siècle une assez belle carrière de ténor wagnérien (il fut notamment la doublure de Gösta Winbergh pour Lohengrin à Bastille), et il affronte le rôle-titre avec une aisance assez admirable. Superbe interprète de plusieurs intégrales d’opéra tchèque, la mezzo Eva Randová échappe résolument au côté expressionniste un peu excessif de certaines de ses consœurs. Disparu prématurément à quarante ans, le baryton américain Monte Pederson se montrait toujours à l’aise dans ce répertoire début de siècle auquel il restera associé. Quant à Heinz Zednik, ce spécialiste des rôles de caractère évite heureusement toute caricature en Christobald.