« Oublier Rossini», titrions-nous à propos de Francesco Meli, ténor distingué qui dans son dernier récital en 2010 à Pesaro montrait qu’il n’avait plus grand chose à dire dans le répertoire qui l’avait fait connaitre. Si le même titre peut s’appliquer à Juan-Diego Flórez, le cas du chanteur péruvien est autre. Authentique contraltino, premier dans sa catégorie aujourd’hui, et le mieux à même donc d’interpréter les airs écrits par Rossini à l’intention de Giovanni David, il ne s’agit pas pour lui de tourner la page mais d’élargir son champ d’action en repoussant les limites d’une vocalité qui le circonscrit dans un territoire situé grosso modo entre 1810 et 1840. Las, les quelques tentatives pour sortir de sa zone de confort, dont un Mantoue resté sans lendemain, se sont jusqu’à présent avérées infructueuses.
Pour conjurer le sort et prendre ses distances avec un compositeur qui, depuis ses débuts en 1996 dans Matilde di Shabran, lui colle à la peau, Juan-Diego Flórez se tourne aujourd’hui vers le répertoire français, un choix judicieux si l’on en juge en dernièrement à l’excellence de son Fernand dans La Favorite (voir compte rendu). La prononciation de notre langue, écueil sur lequel bute la plupart des chanteurs, qu’ils soient francophones ou non, n’est pas un obstacle pour celui qui a chanté La Fille du régiment (et non La Figlia del regimento) sur les scènes du monde entier, à condition d’être correctement préparé comme le démontrait en août dernier un Guillaume Tell peu idiomatique (voir compte rendu). Pour ce premier album solo depuis quatre ans, le ténor n’a pas pris le risque de l’approximation. D’un bout à l’autre du récital, la diction est exemplaire, le mot travaillé sans une pointe d’accent. Au-delà de la justesse des phonèmes, la recherche de sens est permanente. Les qualités d’expression de Juan-Diego Florez restent, elles aussi, une constante.
Se détachent alors, incontournables car idoines, Boieldieu (« ah, quel plaisir d’être soldat » enrôleur et aussi « viens gentille dame » teinté de cette impatience fiévreuse qui rend l’émoi de Georges Brown contagieux), Adam (« Mes amis, écoutez l’histoire » dressé comme un coq sur ses ergots) et bien sûr Donizetti avec ce Fernand de La Favorite conforme à notre souvenir : sensible, éloquent, fervent, électrisant. Mais partout ailleurs, ou presque, se répète l’histoire : que le ténor s’aventure en terre moins rossinienne et le chant perd de son évidence. Gérald, Roméo et surtout Werther ne sont en rien indignes mais on a tellement entendu mieux dans ces airs rebattus que cette voix haut perchée, métallique, dissimulant sous l’éclat son absence de couleur et sous un aigu claironnant une silhouette trop fluette. Même Pâris, dans des couplets du Mont Ida privés de malice, ne ferait pas tourner la tête à une Belle Hélène pourtant prompte à s’amouracher.
On s’en voudrait de terminer sur une note qui renverrait une image trop négative d’un enregistrement pourvu d’indéniables qualités. Iopas des Troyens et Wilhem Meister de Mignon, présentés sous un jour singulier mais opportun, invitent à reconsidérer ces deux rôles.
Appropriés ou non, tous confirment qu’à plus de quarante ans, le chant de Juan-Diego Flórez n’a rien perdu de son émail. Là est le prodige mais là est aussi l’obstacle. Si le ténor péruvien ne parvient pas vraiment à renouveler son répertoire, dans cet album comme ailleurs, n’est-ce pas en raison de cette inaltérable jeunesse ?