C’est un monde conscient de sa finitude que chante ici Matthias Goerne (avec le subtil piano de Seong-Jin Cho). Toute une génération partage alors le sentiment qu’une époque s’achève dans d’ultimes rougeoiements et qu’un monde inconnu se laisse entrevoir, incertain, menaçant. Le romantisme n’en finit plus de mourir. De Wagner qui veut écrire la musique de l’avenir à Richard Strauss qui n’en finit pas de nostalgiser sur celle du passé, en passant par un Pfitzner d’avant ses errances, Matthias Goerne donne un récital tout en demi-teintes, que déchirent parfois de rudes éclats.
Des Wesendonck d’emblée inoubliables
Les Wesendonck Lieder, nous les avons bien sûr dans la mémoire par d’innombrables voix féminines (Flagstad, Ludwig, Baker, Forrester, Norman, Schwarzkopf, Janowitz, Auger…), ce qui semble aller de soi puisque les textes furent écrits par Mathilde Wesendonck et que d’ailleurs ils furent créés sous le titre Fünf Gedichte für eine Frauenstimme (Cinq poèmes pour voix de femme). Nombre de ténors s’en sont pourtant emparé, Christoph Pregardien, Jonas Kaufmann, René Kollo, Stuart Skelton, plus rarement des barytons (Konrad Jarnot).
De ces Lieder, dont Wagner disait « Je n’ai jamais rien fait de mieux que ces mélodies et seule une bien faible partie de mon œuvre pourra leur être comparée », on pouvait craindre que Goerne ne donne une lecture toute en puissance, aux proportions de sa grande voix. Il n’en est rien. Ce n’est ici que pudeur, gravité, intimité, naturel. Il les grave après les avoir mûries au concert depuis 2005 et on a le sentiment que c’est Amfortas qui s’empare de ce qui est de l’apanage de Brangaene voire de Brunnhilde ou de Sieglinde…
Wagner est à Zürich dans le jardin des Wesendonck, Rheingold et Walküre sont achevés, Siegfried patine, il songe à un Tristan, et voilà que son Isolde (flanquée d’un roi Marke à cigare et chaîne de montre) lui offre ces poèmes qui sont comme un Tristan en réduction, un Tristan parmi les plantes en pot et les fauteuils de peluche. Et Wagner n’hésite pas à mélodiser, cas unique. À Mathilde-Isolde les mots, à Richard-Tristan les notes, et donc rien de plus évident en somme qu’une voix d’homme ici et notamment celle-ci.
Der Engel convainc d’emblée par un legato enchanteur, ses pianissimos et l’allègement d’une voix dont on sait quelle puissance elle porte en elle. Rien de démonstratif ici, la seule sincérité, mais quelle science du chant faut-il avoir pour se permettre tant de discrétion.
Dans Stehe still, on admire la gradation et l’entrelacement des climats, la passion éclate, puis la tendresse, enfin le rayonnement sous le sceau de l’éternité, « ewigen Spur ». « Tout dans mon tissu musical est fait de transitions, tout ce qui est soudain et brutal m’est devenu odieux », dit Wagner.
Torpide, étouffante, Im Treibhaus (Dans la serre) est d’une ensorcelante douceur, murmurée en confidence, sinueuse, entre graves profonds et voix mixte, avec un seul éclat sur « Licht und Glänze ». Tout se résout (si peu) dans le postlude infiniment retenu sous les doigts de Seong-Jin Cho.
Schmerzen (Douleurs) rayonne de prestance et de fierté (« Pourquoi devrais-je me lamenter puisque le soleil doit disparaître ? ») et Traüme (Rêves) d’une ivresse contenue, d’une exaltation solaire, voluptueuse, suspendue. À nouveau le piano a le dernier mot, dans un murmure.
Un cycle admirable de bout en bout.
Pfitzner le mal-aimé (mais il l’a bien voulu)
Les huit mélodies de Pfitzner ne bénéficient pas du même prestige, -et les complaisances du compositeur pour le nazisme à la fin de sa vie sont évidemment pour beaucoup dans le relatif désintérêt dont pâtit son œuvre. Composées entre 1888 et 1916, ces mélodies vont de la romance sentimentale juvénile (Sehnsucht) à l’expression du désespoir le plus âpre (Abendrot), pour offrir un portrait de « l’âme allemande » (et Pfitzner a composé une cantate intitulée Von deutscher Seele).
Goerne semble parfois ici encombré par sa grande voix, ce qui nous vaut quelques fortissimos décoiffants, hors de propos selon nous. Ainsi dans Es glänzt so schön die sinkende Sonne, qui évoque le chagrin des départs (« Das Abendrot bedeutet Schneiden » / Le crépuscule signifie séparation) et mériterait de rester dans les demi-teintes jusqu’au bout.
Et si Nachts commence merveilleusement, dans un recueillement vespéral vibrant, on aimerait qu’un crescendo mieux conduit prépare l’éclat sur « Herr » (« Der Herr geht über die Gipfel » / Le Seigneur passe au-dessus des sommets et bénit la campagne silencieuse ).
Ces éclats, en revanche, nous semblent tout-à-fait justifiés dans le terrible Abendrot (1909), tragique méditation d’une âme épuisée qui ne désire plus que la mort : « Nach deinen Weifen sehn ich mich, du unbegrenzte Himmelstadt » / J’aspire à tes immensités, ô cité céleste sans limites. Ici, la voix est aussi immense et noire que le paysage qu’elle décrit. On admire son ampleur, sa puissance, son homogénéité, et ses délicatesses (sur « Sternlein » ), mais, au delà de la perfection technique, surtout la profondeur du sentiment.
Voilà un an et demi, Matthias Goerne déclarait ceci à Forum Opéra : « Pour moi, le chant en soi n’est pas vraiment le plus important. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la dimension physique […] Il y a tellement plus dans l’art lyrique. Je veux sentir l’idée de l’œuvre qui prend forme, à travers les mots, les lignes, les phrases, comment chaque syllabe avec son propre son contribue à cette unification. Je cherche à transmettre à l’auditeur les différents niveaux superposés sous la surface du chant, et quand j’y arrive, me dire : « Voilà exactement ce que je voulais faire ! »
Le très beau An die Mark, longue déambulation dans une nature désolée, dans l’espoir d’un printemps qui sera forcément décevant (« dass wir sterben müssen, dass alles nur ein Traum und schmerzlich sei » / parce que nous devons mourir, que tout n’est qu’un rêve douloureux) laissera lui aussi une impression profonde. Ce marasme fin-de-siècle, Goerne l’exprime à mi-voix, en confidence, dans une infinie retenue et le sentiment le plus intime (et avec d’aériens passages en voix mixte). Pfitzner est là à son meilleur (la version avec orchestre est encore plus belle et on suggèrera de l’écouter par Fischer-Dieskau (formidable pfitznerien) et Sawallisch).
Le plus saisissant, c’est sans doute Stimme der Sehnsucht (Voix du désir), un mouvement perpétuel haletant, tragique et d’une noirceur prémonitoire (nous sommes en 1905) où les sombres éclats de la voix de Goerne s’entrelacent au piano méphistophélique de Seong-Jin Cho. Le très conservateur Pfitzner semble ici se détacher des dernières langueurs post-romantiques et pressentir le siècle qui commence et ses propres tourments.
Strauss ou les derniers rayons
Les deux premiers Strauss déçoivent un peu. Traum durch die Dämmerung et Morgen semblent un peu courts de souffle, et manquer de ligne. Dans le premier Goerne donne l’impression de chercher sa voix et dans le second de manquer de rayonnement et d’un certain sourire, puisque c’est de bonheur qu’il s’agit ici, même si c’est d’un bonheur grave.
De Ruhe, meine Seele ! autrement dit : Repose, mon âme !… Goerne donne une interprétation d’une stupéfiante noirceur. Rappelons-le, le prélude, tristanesque à souhait, de cette mélodie offerte à Pauline en 1894 annonce l’évocation d’une nature apaisée, consolatrice, entre chien-et-loup, où passera furtivement le souvenir des épreuves que cette âme a franchies… Ici, si le chien-et-loup est bien là, d’une voix blanche, c’est sur des accords qui sonnent comme un glas, que, d’outre-tombe dirait-on, Goerne évoque les traverses de la vie. « Vergiss was dich bedroh ! » (Oublie ce qui te menace ! ) dit le poème de Henckell. Dans le monde de Henckell, et encore plus dans celui de Strauss, monde doué pour l’insouciance, on peut oublier, pas dans celui de Matthias Goerne, tragique et désespéré.
Après Freundliche Vision, peu convaincant à notre sens (écouter ce qu’en fait Kaufmann ! ), Goerne conclut ce récital en beauté par ce qui passe pour le Lied ultime, en tout cas celui qui met un point final à l’aventure commencée avec l’Abendempfindung de Mozart, Im Abendrot, le dernier des Quatre derniers Lieder de Strauss. Legato onctueux, mezza di voce, demi-teintes envoûtantes, recueillement, intimité… La terre, le ciel, la vie, le lied s’effacent dans un crépuscule doré. En un ultime postlude, d’une douceur de toucher ineffable, sur un dernier envol d’alouettes, Seong-Jin Cho égraine la fin d’un monde. « Comme nous sommes las d’errer, -est-ce cela la mort ?… »