C’était vraiment un étrange accouplement que celui par lequel l’Opéra-Comique avait voulu relier Il segreto di Susanna à La Voix humaine, en 2013. Tout semble en effet opposer ces deux actes séparés par un demi-siècle, tant sur le plan du théâtre que sur celui de la musique. S’il fallait rapprocher Wolf-Ferrari d’un autre compositeur français, c’est bien davantage à Massenet que l’on songe, et c’est une idée que d’aucuns ont eue, parfois en associant Il segreto au Portrait de Manon, ou à La Navarraise. Le court opéra de Wolf-Ferrari (trois quarts d’heure à peine) si situe en effet entre la coquetterie parisienne de l’un, pour le sujet, et le vérisme de l’autre, pour la musique. Ce que l’on entend évoque Puccini et l’école italienne, mais ce dont il est question relève plutôt du marivaudage à la française. L’argument, on le sait, est des plus minces : le comte Gil soupçonne sa femme de lui cacher une liaison, alors qu’elle lui cache simplement son goût pour la cigarette. La belle est prise en flagrant délit, et tout est bien qui finit bien, enfin peut-être pas en matière de santé, puisque l’on se réconcilie dans la tabagie partagée et assumée.
Cette œuvre brève est sans doute celle qui valut à Wolf-Ferrari son plus grand succès, grâce auquel il put traverser les décennies. Longtemps, sur le plan discographique, sa musique lyrique se résuma à la version de studio sortie en 1980, avec une héroïne dont les plus belles années étaient peut-être déjà derrière elle : Renata (Scotto) et Renato (Bruson) y étaient tout à fait idiomatiques, mais on pouvait rêver Susanna plus juvénile, même si la partition n’exige pas de prouesses vocales particulières. Il s’agit ici avant tout de théâtre, où l’on chante parfois à pleine voix malgré tout.
Heureusement, l’essor du CD a favorisé un retour du compositeur germano-italien, et l’on dispose désormais d’intégrales de plusieurs de ses opéras longtemps délaissés, dont beaucoup mériteraient d’être plus souvent joués, et de plusieurs versions du Segreto. Naxos réédite aujourd’hui l’enregistrement d’un concert donné à Oviedo en 2006, dont la parution sous le label Philartis n’avait alors pas permis la plus large diffusion. Et c’est l’orchestre local que l’on entend, l’Oviedo Filarmonia, qui se tire fort bien de l’entreprise. On peut d’ailleurs l’écouter « à découvert », grâce au complément de programme judicieusement proposé : la Sérénade pour cordes, œuvre d’un Wolf-Ferrari âgé de tout juste 17 ans. Surtout connu comme mozartien, Friedrich Haider parvient à traduire la vivacité et l’esprit de cet intermède comique qu’était à l’origine Il segreto di Susanna, dans la descendance de La serva padrona, au moins sur le plan de la distribution, car s’y affrontent une soprano et un baryton, plus un rôle muet, exactement comme chez Pergolèse.
Dans la version Naxos, les têtes d’affiche sont moins prestigieuses que dans la version de studio évoquée plus haut, mais la captation en public garantit cette vie que le studio ne parvient pas toujours à reconstituer. Nous sommes en Espagne, et c’est un baryton espagnol que l’on entend : Àngel Òdena, habitué aux personnages verdiens et pucciniens, et qui ne rencontre donc aucune difficulté particulière dans le rôle assez peu exposé du comte Gil. La Britannique Judith Howarth a le timbre clair et le tempérament nécessaire à l’héroïne, mais comme dans un Guillaume Tell dont elle était la Mathilde, sa diction manque de netteté, et c’est dommage.
Une version qui ne démérite pas, mais qui ne s’impose pas à l’évidence au-dessus de celles déjà disponibles.