A l’égal de Bach, Haendel, Rameau, Vivaldi, qu’il précède d’une génération, Alessandro Scarlatti nous laisse une œuvre immense, qui marque un jalon, sinon un tournant, de notre histoire musicale. Nous ne disposions que de deux de ses opéras, pour une dizaine d’oratorios enregistrés. Diego Fasolis nous avait fait découvrir Il Martirio di Santa Cecilia en 2000. C’est le tour de sainte Théodosie de Tyr, plus rare. Si l’oratorio fut révélé et enregistré à Halle en 2012, (Eduardo Lopez Banzo), il aura fallu attendre Thibault Noally pour lui rendre toute sa dimension dramatique.
L’histoire se déroule durant les persécutions de Dioclétien, relayées par Urbanus, le gouverneur de Césarée, pour réprimer le christianisme. Eusèbe aurait été témoin du sacrifice de la jeune Théodosie, le jour de Pâques, en 307. Selon l’enseignement de l’Église, les martyrs vont immédiatement au ciel et s’assoient près du trône de Dieu. Pour cette raison, quelques chrétiens ont délibérément provoqué les autorités persécutrices romaines dans le but d’être condamnés à mort. Théodosie en est, qui affiche sa solidarité avec des chrétiens enchaînés. Arrêtée, elle refuse de sacrifier aux dieux, puis est suppliciée sans se plaindre. Après avoir déclaré avoir agi délibérément pour être mise à mort par les autorités, elle est jetée à la mer. Pour édifiant que soit l’objet de l’oratorio, son livret s’attache moins à la narration qu’aux relations entre la future sainte et Urbain, l’implacable gouverneur, auquel se joignent deux personnages masculins, créations du librettiste : son fils, Arsène, qui aime et veut épouser Théodosie, et le valet de ce dernier, Decio. Pas de chœur, sinon une brève intervention des quatre solistes et la conclusion, quelques rares ensembles, les arias et les récitatifs suffisent à soutenir l’attention.
L’orchestre introduit l’ouvrage par un belle page en ut mineur, à l’écriture fouillée. Les récitatifs, aux couleurs changeantes selon les personnages et les sentiments exprimés, participent au bonheur de l’écoute. L’orchestre, quant à lui, fait corps avec les chanteurs et sa dynamique, ses phrasés et articulations, comme ses timbres servent au mieux l’ouvrage.
Emmanuelle de Negri et Thibaut Noally, qui dirige de son violon, sont complices comme jamais. Au centre du drame, la sainte chante la moitié des airs, dont les deux plus longs (18 et 37) et participe à tous les ensembles. Le lamento « Spirti beati » sur lequel s’achève l’histoire, avant la formule conclusive, est un sommet, empreint de cette piété fervente où elle offre son âme à Dieu. Il faudrait citer toutes ses interventions. Retenons ainsi le « Si pur fidi guerrieri », résolu jusqu’à la fureur. Notre soprano se surpasse pour tout donner à ce personnage hors du commun. Rompu aux subtilités de cette musique, Renato Dolcini (Urbano) n’intervient que dans trois arias. La colère qui anime « L’offendere un Rege non merita pietà » est juste : la voix puissante, bien timbrée, d’une conduite exemplaire, caractérise idéalement le despote. Quant à Emiliano Gonzales Toro, comme à l’accoutumée, sa maîtrise nous impressionne. Son Arsenio, use de la plus large palette expressive pour exprimer son amour, douloureux, comme son désespoir. Rôle plus modeste, celui de Decio, que chante Anthea Pichanik. Elle trouve là une nouvelle occasion de s’imposer comme une de nos meilleures mezzos : aisance, couleurs, longueur de voix, agilité. Ses trois airs sont autant de réussites. La construction dramatique et musicale de l’ouvrage est remarquable, particulièrement dans la progression qui nous conduit du stupéfiant trio « Costanza…fierezza » à la fin. Pouvait-on mieux faire ?
Le livret trilingue (anglais, italien, français) est précédé comme il se doit d’une précieuse introduction à l’ouvrage.