Une fois installé à Londres, Haendel a-t-il pris goût aux scones, garnis de clotted cream et de confiture de fraises ? La question peut sembler futile, voire extravagante, mais elle nous vient tout naturellement à l’esprit en découvrant le titre du nouvel album de Dorothee Mields (Handel’s Tea Time), qui entend évoquer la place du Saxon dans les concerts privés et les après-midis musicales. Sa carrière de compositeur dramatique ne l’a jamais totalement éloigné de la hausmusik, notamment dans le cadre de l’éducation des jeunes filles de l’aristocratie. En témoignent les recueils, peu fréquentés de nos jours, des English songs et Deutsche Arien auxquels l’artiste emprunte quelques numéros d’un programme original qui, au demeurant, offre de belles échappées à la Freitagsakademie. Si la notice précise qu’il était, avec le clavecin, l’instrument préféré du génie de Halle, elle ne dit rien de la prédominance du hautbois (remarquable Katharina Suke), véritable fil rouge du disque. Soliste de la sonate en trio HWV 364 en sol majeur et du concerto a quattro en ré mineur que le jeune Haendel a peut-être écrit avec son ami Telemann, le hautbois hérite également de parties obligées dans la plupart des pages vocales.
Point de Lucrezia, d’Armida ou d’Agrippina : Handel’s Tea Time ignore le théâtre au profit de la pastorale, sans pour autant verser dans la mièvrerie. Si Dorothee Mields s’abandonne aux langueurs d’Adonis (Venus & Adonis), la vigueur de l’expression met en valeur ce qui est probablement la première composition en langue anglaise du Saxon, négligée par les interprètes malgré son excellente facture. Découverte chez Bach et longtemps associée au Cantor, l’artiste a depuis quelques années élargi son répertoire, le plus souvent avec bonheur. En l’occurrence, Haendel flatte une voix homogène, à l’aigu limpide et au bas-médium velouté, ferme et flexible à la fois qui épouse les moindres intentions de la musicienne. Conçue lors de son séjour italien puis remaniée en Angleterre (un hautbois remplace la flûte), Mi palpita il cor a surtout été enregistrée dans sa version originelle pour alto, généralement par des contre-ténors (René Jacobs, Gérard Lesne…) et elle conserve, aujourd’hui encore, les faveurs de la nouvelle génération. Dorothee Mields lui imprime sa marque dès le récitatif liminaire, rehaussé de soupirs et dont elle accuse les contrastes – l’arioso n’a jamais été aussi nerveux et bondissant Bien que le hautbois, en lieu et place de la flûte, altère son atmosphère bucolique sinon sa fraîcheur, le charme de la sicilienne opère toujours (« Ho tanti affanni in petto »).
La chanteuse rivalise de naturel et d’aisance dans la veine intime et moins sophistiquée des English songs comme dans celle des poèmes panthéistes de Barthold Heinrich Brockes dont Haendel magnifie la candeur. Mields se déboutonne juste ce qu’il faut pour rendre justice à la truculente – et pour le coup très théâtrale – peinture de l’ivresse (Bacchus) qui évoque irrésistiblement Purcell et le patrimoine insulaire. Le parcours s’achève avec la fameuse Plaint tirée de The Fairy Queen (« O let me weep »), virage inattendu et impeccablement négocié, même si Dorothee Mields s’y montre moins personnelle que sur l’album, cent pour cent britannique celui-là, Love’s Madness, gravé il y a une dizaine d’années chez Carus. Parfois prosaïque dans son accompagnement (Venus & Adonis), la phalange bernoise Die Freitagsakademie (cinq instrumentistes, rejointe ponctuellement par un violone dans le continuo) affiche, en revanche, une tout autre éloquence quand le chant s’efface, avec une mention particulière pour l’Adagio superbement caractérisé du concerto a quattro et l’électrisante volubilité de l’Allegro final de la sonate en trio. Quant aux célèbres variations sur « The Harmonious Blacksmith », elles se révèlent grisantes sous les doigts athlétiques et redoutablement précis de Sebastian Wienand. L’air de rien, ce disque sans accroche tapageuse ni tubes à vendre se révèle aussi généreux qu’un cream tea et autrement délectable que bien des récital lyriques hâtivement mis en boîte.