Voici la seule biographie en français, consacrée au compositeur György Ligeti (1923-2006). Refusant de dissocier la vie et l’œuvre, comme il est courant (première partie : l’homme ; seconde partie : la musique), Karol Beffa a sciemment choisi un modèle croisant les deux perspectives. Ligeti s’est peu exprimé sur son passé. S’il a consenti à donner des informations sur son enfance et son adolescence, il a toujours été secret, ne s’épanchant guère sur sa vie privée, évitant les questions personnelles et égarant volontiers ses interlocuteurs sur de fausses pistes par sa malice et son goût pour les mystifications. Beffa a néanmoins suivi une trame chronologique qui tend un arc de la naissance à la mort de Ligeti. Un parcours qui suit finalement la production du compositeur, assez clairement structurée selon trois périodes créatrices : une période « hongroise », jusqu’en 1956, marquée par l’influence de Bartók et de Kodaly ; une période « occidentale » qui voit Ligeti se prendre de fascination pour les textures et les trames micro-polyphoniques ; une dernière période, à partir du Grand Macabre (1974-1977), où s’exacerbent ses préoccupations rythmiques. Comme ces trois périodes créatrices correspondent assez clairement à trois moments d’un parcours biographique, Beffa opère fréquemment des va-et-vient entre temps historique et temps des œuvres.
C’est qu’en réalité, l’ouvrage entremêle plusieurs chronologies. Outre la biographie de Ligeti proprement dite, il y a l’histoire de ses œuvres qui s’entrelace avec l’Histoire tout court, surtout durant la première période, particulièrement tragique. Ligeti, en effet, a vécu sous deux totalitarismes. Le premier, le totalitarisme nazi, voulait sa mort ; le second, le totalitarisme soviétique, a tout fait pour qu’il se conforme aux diktats du réaliste socialiste. Une fois exilé à l’Ouest, Ligeti n’en a pas moins poursuivi son combat contre toutes les formes de dogmatismes, jusqu’à contester la suprématie de la nébuleuse de Darmstadt. C’est pourquoi l’histoire des œuvres du compositeur hongrois s’enracine aussi dans l’histoire de la musique, notamment occidentale. Ligeti est un compositeur aux personnalités artistiques multiples et son propre cheminement à travers l’Europe et les styles musicaux fait de cet ouvrage une véritable histoire de la musique savante de la deuxième moitié du XXe siècle, fruit d’une longue réflexion de Beffa sur la musique d’aujourd’hui.
Dès son avant-propos et tout au long de son ouvrage, Beffa analyse de façon très convaincante les relations fortes que Ligeti a entretenues avec les sciences et surtout avec les autres arts : la littérature (Borges, Lewis Caroll, Kafka, Queneau, Vian…), la peinture (Klee, Mondrian, mais aussi Piranèse et Escher…), le dessin (Roland Topor, Saul Steinberg…), le cinéma (Chaplin, les Marx Brothers…). L’auteur montre de manière tout à fait probante comment la musique de Ligeti, au-delà de l’ouïe, s’inscrit dans un imaginaire que travaille une riche culture littéraire et picturale. Comme le montre Beffa, les artistes que l’on vient de citer ont en commun le nonsense, un goût pour le méticuleux et pour les constructions labyrinthiques. Les compositions de Ligeti s’en ressentent, caractérisées par un goût pour le ludique et l’onirique, l’humour noir et le second degré, la spéculation formelle et la mise en abyme.
Le fait que Ligeti ait assorti la plupart de ses œuvres d’abondants commentaires ne rend pas la tâche aisée pour le musicologue qui voudrait élucider l’« intention créatrice du compositeur » (conformément à l’intention programmatique proposée par Beffa dans sa Leçon inaugurale au Collège de France Comment parler de musique ?). Dans la mesure où Ligeti adore brouiller les pistes, quel usage faire de la documentation le concernant ? Beffa s’est appuyé sur les notes et manuscrits attestant le travail compositionnel. Pour autant, il a préféré ne pas avoir recours dans le corps du texte à des exemples musicaux explicitement reproduits : les principes analytiques, il les extrait du mouvement même des compositions, en mobilisant une connaissance à l’évidence intime de l’œuvre — ce qui fait, d’ailleurs, que son livre devrait plaire tant aux fans de Ligeti qu’aux profanes. A noter que ces incursions dans l’atelier du compositeur fournissent des éléments susceptibles non seulement de suivre le surgissement ou le développement de certaines idées musicales, mais aussi de tester des hypothèses d’interprétation.
Que Beffa puisse ainsi convoquer sa pratique de compositeur se révèle crucial. On peut simplement regretter qu’il ne prenne pas plus fréquemment parti et donne parfois l’impression de rester en retrait. Derrière cette distance et cette pudeur, on perçoit simultanément le refus du dévoilement caractéristiques de la personnalité de Ligeti, étranger à son propre objet, celui que l’on questionne sans jamais parvenir à percer ses secrets, l’hyper-rationaliste aux prises avec le scalpel aigu de la déduction logique. Dans son utilisation des sources, Beffa témoigne d’une prédilection pour les archives orales, entretiens et témoignages de proches. Mais il s’est également appuyé sur ses propres entretiens avec le compositeur ainsi que sur les très nombreux échanges qu’il a eus avec Pierre-Laurent Aimard, le pianiste de Ligeti, créateur et dédicataire de plusieurs Etudes (un cycle inachevé auquel Beffa a consacré sa thèse de doctorat). Ces usages variés de sources orales, tout en introduisant des perspectives subjectives et des éclairages situés, rapprochent l’objet, lui confèrent des couleurs spécifiques.
Les œuvres de Ligeti sont passées en revue de manière plus ou moins détaillée. Le Requiem (1963-1965) et l’opéra Le Grand Macabre ont les sorts parmi les plus enviables — ce qui ne pourra que réjouir nos lecteurs bien-aimés. C’est que Ligeti était hanté par le sentiment de la mort et de l’inachevé. Il lui arrivait de prendre le contrepied de la gravité lorsqu’elle se fait trop menaçante, d’user du détournement, de la caricature : voies d’expression qui, outre Le Grand Macabre, ont été celles d’Aventures (1962) et Nouvelles Aventures (1965). L’intérêt persistant qu’avait Ligeti pour l’art polyphonique flamand, en particulier celui d’Ockeghem, est sensible dans une grande partie de sa production chorale, dès la période hongroise, et jusqu’aux œuvres majeures que seront, après le Requiem, Lux aeterna (1966), les Drei Phantasien nach Friedrich Hölderlin (1982) et les Nonsense Madrigals (1988‐1993).
Dernier point à relever : l’importance que cette biographie accorde à Ligeti enseignant. Citer les témoignages des étudiants de la classe de composition à Hambourg permet à Beffa de cerner la singularité du professeur Ligeti, qui tient davantage à sa manière d’être, d’écouter, d’agir et de réagir qu’aux contenus pédagogiques qu’il transmet. Toute ressemblance avec un professeur de musicologie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm serait fort peu fortuite….