Combien de Carmen déjà disponibles en DVD ? Combien de (plus ou moins) grandes chanteuses immortalisées dans le rôle ? Anna Caterina Antonacci, Béatrice Uria-Monzon, Elina Garanca, Stéphanie d’Oustrac, pour ne citer que les titulaires actuelles du rôle. Combien de spectacles préservés à jamais, des plus traditionnels aux plus audacieux, de Francesca Zambello à Calixto Bieito ? Finalement, peut-être pas tant que ça, pour un des titres les plus populaires du répertoire, mais la question se pose néanmoins : pourquoi en ajouter une nouvelle ? Hélas, la réponse risque de ne pas être très réjouissante en ce qui concerne le DVD que vient de publier Opera Australia. Non que la distribution réunie soit indigne, loin de là, mais le spectacle ne méritait sans doute pas les honneurs de la captation.
Il est fort sympathique de présenter des opéras en plein air dans le port de Sydney, cela attire sans doute un public différent de celui qui se presse à l’intérieur du célébrissime bâtiment construit non loin de là sur les plans de Jørn Utzon, mais ce genre d’entreprise débouche rarement sur ces productions bouleversantes. A part à Bregenz, les obligations de remplissage l’emportent généralement sur les considérations esthétiques. A Sydney, un choix drastique a été fait quant à la partition : ni dialogues parlés, ni récitatifs de Guiraud, mais une mise bout à bout de tous les morceaux musicaux, avec à la rigueur une ou deux phrases déclamées dans un français relativement correct par les artistes. Enfin, quand je dis « tous les morceaux »… Pour une raison mystérieuse, la Garde montante a purement et simplement disparu ! Même sans chœur d’enfants disponible, peut-être aurait-il été possible de faire chanter ce passage par des voix adultes ? Autre source d’étonnement : où est-on allé dénicher, pour démarrer le quatrième acte, ces paroles nunuches qui remplacent celles de Meilhac et Halévy ? Le livret d’accompagnement et la sélection des chapitres sur le DVD annoncent bien « A deux cuartos ! », mais l’on entend « Dansez, dansez, Tournez, tournez, Dansez au centre de la ville au joyeux bruit des tambourins, au son des castagnettes, Ah prenez-vous par la main, jeunes garçons, jeunes fillettes ». On fait difficilement plus niais, mais cela devait présenter l’avantage de réduire à une minute un morceau qui semble problématique pour plus d’un théâtre (à Covent Garden avec Antonio Pappano, le dernier acte s’ouvre directement sur « Voici la quadrille »). Quant à la mise en scène de Gale Edwards, elle procède à une modernisation assez discrète, vers le milieu du XXe plutôt que du XIXe siècle, avec robes très fifties pour les donzelles escortant Escamillo et les autres toreros. Beaucoup de danseurs partout, surtout durant les Intermezzos, pour que l’œil du public soit toujours distrait, et un feu d’artifice avant la corrida. Seule idée de mise en scène : le passage à tabac de Zuniga à la fin du deuxième acte. Entre tank et camion militaire au premier acte, containers au troisième, et grande silhouette de toro à la fin (comme chez Bieito), le décor rappelle le tout-venant des versions « actualisées », sans que cela ait la moindre influence sur le déroulement de l’action. Les chanteurs semblent être arrivés avec leurs gestes habituels, sans qu’on ait vraiment cherché à unifier cela en un tout cohérent.
C’est dommage, car bien dirigés, les artistes ici réunis auraient sans doute pu donner une représentation bien plus intéressante. Rinat Shaham a déjà été Carmen un peu partout, à Moscou, Hong Kong, Philadelophie, Lisbonne ou Baden-Baden. Elle maîtrise parfaitement le rôle, pour lequel sa voix semble faite. Dommage que cette production réduise le personnage à une séductrice qui roule des hanches en nuisette (ce pour quoi la mezzo israélienne a néanmoins le physique requis), sans chercher à creuser davantage. C’est aussi l’une de celles dont le français est le meilleur, aucun ne déméritant totalement sur ce plan. Actuellement duc de Mantoue à Strasbourg, Dmytro Popov a été doté par la nature d’un matériau vocal très solide, mais ne brille pas par ses qualités d’acteur ; il s’efforce pourtant de nuancer son chant et livre un « Et j’étais une chose à toi » beaucoup moins tonitruant que de coutume dans les représentations de plein air. Andrew Jones, qui ne se produit guère qu’en Australie, est un Escamillo d’une belle prestance, même s’il savonne sans scrupules les broderies de son air et émet quelques aigus assez laids. Quant à Nicole Car, habituée à Mimi, bientôt Desdémone et Tatiana, c’est une Micaëla moins frêle que souvent, à la voix plus centrale que les titulaires habituelles ; un peu plus de nuance piano n’aurait pas été de refus parfois. Tout ce beau monde est évidemment sonorisé, les instrumentistes étant cachés loin de la scène. On apprécie néanmoins la direction de Brian Castle-Onion, sans pesanteur inutile (l’orchestre reste léger malgré le plein air), avec toutefois certains passages trop rapides pour être chantés convenablement (le quintette des contrebandiers) ou qui tombent un peu à plat, dans l’ouverture notamment.