Quoi de plus normal que de confier à un chorégraphe la réalisation de l’ultime version d’Alceste, réécrite pour Paris, où le ballet est partie essentielle du spectacle ? C’est le pari qu’a fait le Bayerische Staatsoper, en 2019, en choisissant Sidi Larbi Cherkaoui, danseur, chorégraphe qui transcende les genres, pour nous offrir une production où le mouvement des corps ajoute à celui de la musique et des voix. C’était aussi l’occasion de gommer le statisme hiératique propre à l’ouvrage.
La mise en scène, dépouillée, le cadre scénique avec ses changements à vue, les éclairages les plus judicieux concourent à la construction du drame. Les rares accessoires (de larges bandes de tissus, les plateaux des offrandes) sont utilisés avec une inventivité bienvenue. Les costumes sont simples, variés, toujours seyants. Les couleurs surprennent (écru et caca d’oie, puis bleu pétrole lorsque le chœur fait son entrée), dont l’harmonie est réelle, mais on s’y accoutume. On peut s’interroger sur l’orientalisme général, ainsi le port de fez ou de chéchias par le grand prêtre et d’autres, sur l’usage du misbaha (chapelet musulman) qui contredit la volonté de situer l’action dans un imaginaire intemporel sinon universel. Les mouvements collectifs du chœur, idéalement coordonnés, souvent intégrés aux chorégraphies, participent à la beauté du spectacle. On se sent dans la descendance la plus inventive de Bob Wilson, ce qui n’est pas un mince éloge.
Mais est-ce encore un opéra, ou celui n’est-il que prétexte à une démonstration magistrale de la virtuosité chorégraphique de la Compagnie Eastman ? Les pantomimes et ballets sont splendides, fascinants. Si on est captivé par les évolutions des danseurs durant le premier acte, le mouvement incessant des corps, si admirable soit-il, fatigue après un certain temps : redondante, la danse cannibalise la musique. Son apport quasi constant est discutable, ainsi dans l’invocation d’Alceste « Immortel Apollon ». Seules respirations, privées de chorégraphie, les deux duos entre Alceste et Admète (deuxième et troisième actes) … Cette agitation permanente lasse, elle distrait l’attention et l’on doit parfois fermer les yeux pour apprécier pleinement le chant.
Alceste se situe plus près de la reine, mère aimante et noble que de l’amante enflammée. Dorothea Röschman construit son personnage pour le conduire au sacrifice consenti. Résolue, angoissée, héroïque, elle vit son rôle. La voix est solide, égale dans toute la tessiture dès « Immortel Apollon ». « Divinités du Styx » chanté parmi des corps noirs grouillant à ses pieds, puis l’entourant, est exalté, vaillant, tendre et contrasté à souhait. Son si bémol est puissamment projeté. On est bouleversé par la dernière scène du II, où elle est éloignée progressivement de ses enfants. Une grande voix dramatique. Admète n’est pas en reste, servi magistralement par Charles Castronovo qui nous vaut un roi juste, touchant, simple, aimé de son peuple. Sa tendresse est à la mesure de son autorité. La voix est chaude, ample, soutenue, toujours expressive. Le Grand-prêtre, puis Hercule, l’ami vaillant, sont confiés à Michael Nagy. L’autorité vocale est rayonnante et le chanteur sait donner vie au premier, comme au second, aux jeux très différenciés. « C’est en vain que l’Enfer compte sur sa victime » (air attribué à Gossec par certains) est remarquable. Evandre est chanté Manuel Günther, ténor clair, toujours intelligible. Le Héraut, pour sa brève intervention, est Sean Michael Plumb, qui chante également Apollon, à la voix pleine et bien timbrée qui sied. Il faut mentionner deux des coryphées, Anna El-Kashem et Noa Beinart, pour la qualité vocale et physique de leur participation : a-t-on déjà osé demander à une chanteuse de produire un air, le corps vertical, la tête en bas ? A ce propos, il faut souligner la prouesse de chacun des solistes, auxquels la direction d’acteurs impose des postures souvent périlleuses, mais toujours justes, pour exprimer leur partie. Le chœur, acteur essentiel, dont les interventions chantées et chorégraphiées sont nombreuses, est exemplaire d’équilibre, de force et de précision. Le sous-titrage est précieux, car, bien que connaissant l’œuvre, au-delà de « Divinités du Styx », on peine assez souvent à en comprendre le texte, dont l’écriture syllabique devrait pourtant faciliter la perception.
Même si les trompettes naturelles (sur scène) sont judicieusement utilisées, l’orchestre « moderne » prend des couleurs un peu désuètes, d’autant que l’articulation, en-deçà de ce que produisent nombre d’ensembles spécialisés, manque de verdeur. Gardiner et ses English Baroque Soloists, il y a plus de vingt ans, étaient plus près de l’esprit et des couleurs de l’œuvre. Si la partition nous est restituée dans son intégralité, ce qui est rare, on ne comprend pas pourquoi la chaconne finale – qui appelait une chorégraphie triomphante – a été purement et simplement supprimée.
Une réalisation à la mise en scène originale, inventive, proche de la réussite par une distribution sans faiblesse, des chœurs superlatifs, n’étaient la place essentielle faite à la danse, virtuose, un orchestre sans relief, et la privation de la chaconne finale.