La turquerie fut en vigueur en Europe dès le XVIIe siècle, la chinoiserie fit fureur au XVIIIe siècle, et le goût de la japonaiserie fut largement partagé au XIXe. Evidemment, jamais, ou presque jamais, les artistes occidentaux ne cherchèrent à voir le monde avec des yeux orientaux, car ils se bornèrent à trouver en Asie un répertoire de couleurs et de formes exotiques. Il fallut quasiment attendre le XXe siècle pour qu’il en aille autrement, mais l’art se trouva bientôt d’autres « primitifs » à imiter. En musique, on se contenta d’abord des instruments turcs pour pimenter quelques morceaux, puis on introduisit quelques mélismes « arabisants » pour dépayser les oreilles. Personne ne semble avoir eu l’idée de se renseigner pour de bon sur ce que composaient et écoutaient ces Asiatiques si charmants sur les estampes ou les paravents. Jusqu’à ce jour de 1889 où Debussy entendit un gamelan à l’Exposition universelle de 1889, d’où s’ensuivit une floraison d’œuvres d’inspiration orientale plus ou moins audacieuses, dont l’un des sommets fut les Quatre Poèmes hindous de Maurice Delage. Pourtant, le mouvement s’épuisa très vite, menacé par l’écueil du kitsch et de l’inauthentique. L’orientalisme prit bientôt un visage différent : c’en était fini des poèmes « évocateurs » signés Tristan Klingsor, on s’appuierait sur de vrais textes venus de pays lointain, mais sans aucunement vouloir que « ça ait l’air chinoâ », comme dit Colette dans L’Enfant et les sortilèges.
Dans le programme original qu’a concocté le baryton allemand Simon Wallfisch, on entend surtout des pages se rattachant à cet orientalisme discret, orientalisme des textes mais non plus de la musique. Jamais, en effet, les poèmes n’auront été en provenance plus directe d’Asie. Dans l’entre-deux-guerres, on se mit à puiser à pleines mains dans les œuvres du Persan Hafez (1325-1390) ou du Chinois Li Bai (701-762), traduites – quand même – en général par Hans Bethge (1876-1946), dont l’un des recueils avait déjà inspiré à Mahler Le Chant de la terre, et dont les versions allemandes sont ici très présentes, avec notamment deux versions de « La flûte mystérieuse ».
Mais à en juger d’après les seules notes chantées, entend-on quoi que ce soit d’asiatique dans ces compositions « orientales » réunies sur ce disque ? Les œuvres les plus anciennes, à peine antérieures au premier conflit mondial, se sont déjà affranchies de tout effet imitatif. Egon Wellesz, dont Renee Fleming a enregistré les Sonnets d’Elizabeth Barrett Browning, use du dépouillement de la seconde école de Vienne pour mettre en musique deux textes chinois. En 1919, Pavel Haas, dont un beau disque paru chez Resonus Classics avait montré la dette envers Janáček, se montre également affranchi de tout exotisme audible. A l’aube des années 1920, l’Autrichien Hans Gál se situe, lui, dans une certaine tradition brahmsienne. En 1928, pour ses Gesänge des Orients, Richard Strauss ne change rien à ses habitudes et, parant les textes de Hafez d’un somptueux langage post-romantique, livre quelques-uns de ses meilleurs lieder, bien que parmi les moins souvent donnés (l’impétueux « Elan » renvoie directement aux envoûtants chromatismes du Chevalier à la rose). En 1940, pour accompagner les poèmes de Hafez, Viktor Ullmann emprunte surtout aux rythmes de danse à la mode en Occident dans la première moitié du XXe siècle, valse, one-step, le music-hall se mélangeant à un certain héroïsme mahlérien pour la dernière des quatre mélodies ; en 1943, pour ses Zwei Chinesische Lieder, l’heure est davantage à la pudeur et à la réserve. Gottfried von Einem, enfin pratique tantôt un délicat minimalisme, tantôt une allégresse volubile et dansante.
Autant dire que, face à cette diversité de styles, les interprètes ne doivent pas ménager leurs efforts. Le baryton britannique Simon Wallfisch fait équipe depuis plusieurs années avec le pianiste Edward Rushton, et on les sent unis par une belle connivence. Pour le piano, il va de soi que ces partitions vont au-delà des exigences de la simple mélodie de salon, et exigent une capacité à se substituer à un orchestre entier (en particulier chez Richard Strauss). Certaines pages poussent le chanteur jusque dans ses retranchements, tant dans l’aigu qu’en matière de souffle, mais l’artiste sait trouver les ressources nécessaires à mener à son terme ce fascinant parcours dans l’orientalisme désorientalisé de la musique européenne du XXe siècle.