La vraie célébrité est venue à George Gagnidze un soir de décembre 2010. Il chantait Scarpia sur la scène du Met, et la représentation était diffusée dans les cinémas aux quatre coins de la planète. Si la mise en scène de Luc Bondy avait plus de mérites que ce qu’on en a dit par après, si Karita Mattila étonnait dans un rôle où on ne l’attendait pas, les spectateurs n’avaient d’yeux que pour ce Scarpia au physique de bête féroce, dont les graves étaient comme autant de fenêtres ouvertes sur l’enfer, les aigus comme des lacérations de l’air devenu irrespirable dans le bureau du Palais Farnèse. Sanglé de cuir, le regard tantôt perçant tantôt perdu, le bonhomme terrifiait littéralement, et on se souvient que tous les commentaires à l’entracte tournaient autour de lui, ainsi que de la difficulté à animer un troisième acte où son absence créait comme un trou noir.
Assez discret au disque malgré ce coup d’éclat, le baryton géorgien a enregistré un récital à Weimar en 2013, et on ne comprend pas très bien pourquoi il a fallu attendre 8 ans avant qu’il ne soit publié, alors que l’artiste a entretemps conquis toutes les grandes scènes lyriques. Quoi qu’il en soit, cette parution est l’occasion de faire le point sur la voix et le répertoire du chanteur, avec quelques surprises à la clé.
Le CD commence par deux airs véristes, le prologue de Pagliacci et le « Nemico della patria » tiré de Andrea Chenier, où on retrouve les caractéristiques du Scarpia du Met : du son, du gros son. Pas le plus personnel ni le plus séduisant qui soit. Et c’est là qu’on se rend compte que le disque requiert d’autres qualités que la scène (ou son avatar cinématographique). Pour intéresser dans ce genre de musique, il faut lui donner une coloration que le timbre finalement passe-partout de notre artiste ne permet pas. N’est pas Piero Cappucili ou Leo Nucci qui veut.
De façon étonnante, la suite du programme va le montrer plus à son avantage : un Germont père phrasé avec beaucoup de délicatesse accroche l’oreille. Macbeth est plus prosaïque, et on s’apprête à ranger le CD dans la caisse des promesses non tenues lorsque Nabucco résonne, et nous montre un souverain perclus de douleur et dont les détimbrages sont le signe d’une compréhension intime du texte et non d’un expressionnisme déplacé. Gagnidze enchaîne sur un « Balen del suo sorriso » qui est tout simplement un des meilleurs de la discographie, avec une onctuosité et un sens de la ligne qui nous rappelent tout ce que ce Verdi doit encore à Bellini et Donizetti. L’air de Renato et la mort de Rodrigue confirment le pressentiment : c’est dans le lyrisme le plus délicat que Gagnidze se révèle sous son meilleur jour, et ce quelle que soit la langue. Une Romance à l’étoile de Tannhäuser délivrée comme en apesanteur en est la preuve. Un vrai poète nous dit sa tristesse de ne pas être aimé, et l’émotion surgit sans crier gare.
Il faut beaucoup de talent au chanteur pour faire miroiter ce camaïeu d’humeurs plus subtiles les unes que les autres alors que la direction de Stefan Solyom est d’un plan-plan à la limite du supportable. La Staatskapelle de Weimar, qui peut sonner somptueusement (dans un récent disque Liszt par exemple) est condamnée, sous cette baguette atone, à sonner comme un ensemble de qualité moindre, et ce ne sont pas quelques coups de boutoir assénés aux percussions et artificiellement gonflés par les micros qui rehausseront l’intérêt.
Le CD se termine malencontreusement par un air du Champagne du Don Giovanni où la lourdeur de l’orchestre se joint à l’inadéquation du style et à un tempo inepte pour donner ce qui sera un des plus mauvais extraits mozartiens de l’histoire du studio. Plutot qu’à une fête, on a l’impression que le séducteur convie les affiliés à une réunion syndicale.
Un disque qui pose finalement plus de questions qu’il n’apporte de réponses.