Pour mettre en scène à Munich l’ultime opéra de Janáček, Frank Castorf a opté pour un curieux mélange de réalisme et d’onirisme. Quand le rideau se lève, on découvre un ensemble sur tournette à base de mirador, de barbelés et d’autres éléments constitutifs d’un univers carcéral. Difficile de situer exactement le spectacle dans l’espace ou dans le temps : le gouverneur de la prison porte bottes et breeches de cuir comme un officier nazi, mais les gardiens lisent les Izvestia ; une enseigne lumineuse rotative vante les mérites du Pepsi, tandis que l’affiche du film Amityville sorti en 2015 orne un des murs du bagne. Les forçats portent des vêtements parfaitement crasseux et arborent les traces de sang laissés par les nombreux passages à tabac qu’on leur inflige, mais si le spectacle donné au deuxième acte, « l’opéra de Kedril » qui reprend le mythe de Don Juan, voit deux prostituées et divers travestis faire irruption sur la scène, Castorf s’autorise aussi à déguiser les détenus comme s’ils participaient à la Fête des Morts au Mexique, masques et sombreros inclus. Un écran suspendu en haut de ce décor permet de diffuser du début à la fin les vidéos tournées en direct par plusieurs cameramen présents au milieu des chanteurs, et parfois des images d’archives, contrepoint ou complément offrant en gros plan ce que le spectateur peut voir ou non sur la scène (la captation commercialisée par le label BelAir parvient néanmoins à éviter la confusion entre les films projetés sur cet écran et le reste de l’action). Si le jeu d’acteur est dans l’ensemble réaliste, une exception saute aux yeux, avec le personnage d’Alieïa, conçu par Janáček pour une voix féminine, même si ce vœu est rarement respecté : la production munichoise ne cherche nullement à nous faire croire qu’il s’agit d’un jeune garçon, et l’artiste qui tient le rôle se confond aussi avec l’aigle capturé par les prisonniers, lorsqu’elle revêt une tenue de meneuse de revue digne des Folies-Bergères, bustier écarlate à paillette et gigantesques plumes multicolores.
Au déchaînement de décibels que pratiquent certains de ses collègues, Simone Young préfère avec raison les traits incisifs de l’eau-forte, les phrases finement ciselées, dirigeant l’œuvre de Janáček avec un raffinement que met d’autant plus en relief le caractère brutal et sordide de l’action scénique. Elle n’en respecte pas moins les nuances dynamiques exigées par la partition, jusqu’au forte nécessaire parfois. Si l’on peut comprendre que le metteur en scène ait décidé de combler les vides de chant par la projection de textes censément lus par les personnages, on s’étonne un peu plus de la soudaine intervention du Forçat ivrogne entre le deuxième et le troisième acte, qui déclame en espagnol (langue maternelle de l’interprète) un extrait de la Bible.
La distribution a su réunir une solide équipe de chanteurs-acteurs, sans toutefois sacrifier les exigences vocales comme cela arrive parfois. Goriantchikov n’est pas confié à un chanteur hors d’âge, Peter Rose étant au contraire une basse en pleine possession de ses moyens, comme vient de le montrer son Gurnemanz à Toulouse. Le timbre si particulier de Charles Workman est employé à très bon escient dans le rôle de Skouratov, qu’il incarne avec une vigueur assez exceptionnelle. et Sans aucune trace de cette usure vocale qui pouvait entacher certaines de ses prestations récentes, mais affublé de hideuses protubérances sur le visage, Bo Skovhus sait lui aussi prodigieusement animer le long récit de Chichkov. Silhouette d’instituteur dostoïevskien et voix déliée, Aleš Briscein n’a qu’assez peu l’occasion de s’imposer en Louka Kouzmitch. Abonnée aux rôles de jeune garçon (Oscar du Bal masqué, Jemmy de Guillaume Tell), Evgeniya Sotnikova possède un joli timbre et l’on suppose que son jeu parfois un peu limité à un registre naïf répond ici aux exigences du metteur en scène. Christian Rieger prête au gouverneur une trogne et une démarche qui achèvent de rendre le personnage parfaitement haïssable, et chacun des nombreux personnages secondaires bénéficie d’un traitement qui le rend assez mémorable (l’ivrogne de Galeano Salas, le Kedril de Matthew Grills, le Don Juan de Callum Thorpe, pour n’en citer que quelques-uns).