Auteur d’un ouvrage sur la pratique musicale amateur en France (Les Travaux d’Orphée, 1988) et du Roman du Jazz en trois volumes (1992-2008), Philippe Gumplowicz enseigne la musicologie à l’Université d’Evry – Val d’Essonne. Le présent volume lui permet de revenir en des terres qui lui sont familières : le jazz, bien sûr, mais aussi la vie musicale française autour de la Deuxième Guerre mondiale – il est le co-auteur d’un livre intitulé Paris 1944-1954, Artistes, intellectuels, publics, la culture comme enjeu (1995). La moitié de ces Résonances de l’ombre est constituée par un très long chapitre intitulé « Goût musical et imaginaire politique au sortir de la Grande Guerre », dans lequel il se focalise sur deux personnalités de l’époque, le critique André Cœuroy et son discours folkloriste fascisant, auquel il oppose Hugues Panassié, grand défenseur de la musique « nègre ».
On l’aura compris, il est assez peu question ici d’opéra, ou même de musique vocale. Les « identités » mentionnées dans le titre sont nationales, voire ethniques, et les deux premiers chapitres du livre se penchent sur la collecte de mélodies populaires par les pré-romantiques, sur les hymnes patriotiques, de La Marseillaise au Horst Wessel Lied des nazis. On passe ensuite à la révélation de la musique chez quatre romanciers des XIXe et XXe siècles (Proust, Kundera, Huysmans, Barrès). Le nationalisme rejoint le racisme dans le chapitre consacré à Wagner et Gobineau : plus que comme compositeur, Wagner est ici étudié comme écrivain, auteur d’un article intitulé « Le Judaïsme dans la musique » qui précède de trois ans l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau. Comme le résume Philippe Gumplowicz, « Le crime de Meyerbeer est surtout d’être célèbre alors que Wagner ne l’est pas » (p. 100). De la jalousie serait né l’antisémitisme wagnérien, qui le poussa à élaborer une théorie nationalisto-religieuse de l’art, grâce à laquelle il put également pourfendre Mendelssohn. Les théoriciens de la « Musique dégénérée » n’auraient plus qu’à ajouter Mahler pour former une trinité de boucs émissaires.
On aborde des rivages un peu plus opératiques au cinquième chapitre, d’abord avec les écrits où Debussy défend un art français contre le wagnérisme, Rameau contre Gluck. On suit avec une fascination horrifiée le discours absurde et nauséabond de Vincent d’Indy, qui s’en prend à l’art lyrique « enjuivé », discernant « l’élément judaïque » chez Scribe, chez Auber, chez Hérold ou chez Adolphe Adam, et qui crache son venin sur Halévy, Meyerbeer ou Offenbach (à propos de ce dernier, une erreur serait à rectifier : quand Philippe Gumplowicz évoque « le galop infernal qui succède à la délicatesse du menuet de La Belle Hélène », p. 140, il veut bien sûr parler d’Orphée aux enfers). Dans Gringoire, André Cœuroy qualifie l’Opéra-Comique de « nouvelle synagogue » lorsqu’on y crée en 1938 Esther de Carpentras, de Darius Milhaud.
« Ce livre invite à un parcours dans les usages et mésusages identitaires de la musique » (p. 18). Tel est en effet le fil directeur de cette intéressante réflexion qui aborde des pans assez divers de l’histoire de la musique, qui touchent plus ou moins à l’opéra. De ce point de vue, le sous-titre initialement prévu (« Goût musical, identité, imaginaire politique ») était sans doute plus adéquat. Quelques détails de langue : « accapareur » serait peut-être préférable à « accaparateur » (p. 198), et « la flèche du Parque » gagnerait à être remplacée par « la flèche du Parthe » (p. 129).