A-t-on le droit de penser que Claudio Abbado est toujours resté un peu étranger à l’univers de Beethoven ? Sans doute serait-ce là un propos suffisant pour recevoir des brouettes de lettres d’injures. Il faut simplement rappeler qu’Abbado lui-même grava une première intégrale des symphonies avec le Philharmonique de Vienne (chez DG, 1987-1989). Il la désavoua, et elle n’est plus éditée (dommage, car elle n’était pas sans atouts). Il la remplaça en 2000 par une intégrale avec le Philharmonique de Berlin, lancée avec fracas. Suite à une série de concerts à Rome en 2001 avec les Berliner, Abbado décida que sa vision de 2000 avait mûri (sic) et les concerts de Rome remplacèrent au catalogue la version de 2000, à l’exception de la IXe. Version certes plus aboutie, mais – à notre humble avis – pas totalement inoubliable.
A Lucerne en 2010, Abbado est fidèle à sa vision d’un Beethoven néo-classique, à la ligne claire et fluide, aux accents modérément marqués, et non sans chantournements. Seulement, dans un opéra aussi bref que Fidelio, cette option s’impose aux dépens de toute tension. Que de moments faibles, alors. Un premier acte, notamment, dépourvu de nerf, et un deuxième acte dont on ne comprend pas la placidité. Ajoutons que l’orchestre ici n’est pas le Philharmonique de Berlin, mais le bien falot Mahler Chamber Orchestra, enfant chéri d’Abbado qui a miné tant de disques par sa pâleur, son absence d’identité sonore (les Mozart, notamment). Or l’orchestre dans Fidelio joue un rôle agogique majeur, dont on est ici privé. L’accompagnement du duo du deuxième acte est navrant de passivité dynamique. Curieusement, c’est dans les moments les plus pompeux (entrée de Don Fernando, chœur final) que l’orchestre retrouve de l’influx.
Les comprimari sont excellents : Struckmann est inquiétant à souhait (il a repris des couleurs), Mattei en père noble, Strehl formidable, et surtout un Rocco remarquable en la personne de Christof Fischesser.
Il est vrai qu’on achètera cet enregistrement pour les deux protagonistes : Stemme et Kaufmann. De la première, on attendait quelque chose comme une Rysanek survitaminée. Hé bien, il faut déchanter. La voix est volumineuse, mais totalement étrangère à ce slancio qui fait les grandes Léonore, de Martha Mödl à Jessye Norman en passant par Rysanek. Son air du premier acte est presque ennuyeux, avec l’aide d’un Abbado asthénique. Manquent la discipline de la ligne, l’accent noble, et surtout l’intensité dramatique, bref : le personnage.
Tous nos espoirs reposent dès lors sur Jonas Kaufmann. Son « Gott, welch ein Dunkel hier », avec ce sforzando admirablement négocié sur « Gott » (alla Rosvaenge) est magnétique et nous fait dresser les cheveux sur la tête. Où Stemme vocifère son duo, lui y met une chair sanguine, un élan, incomparables dans la discographie tout entière.
Evidemment, nous chérissons ces interventions, mais cela suffit-il à justifier un Fidelio intégral ? Du strict point de vue de l’archive, oui, sans doute : au moins aurons-nous désormais le Florestan intégral de Kaufmann dans nos discothèques. Pour Fidelio, nous en resterons à Furtwängler, Fricsay et, parmi les plus récentes versions, à Haitink voire Harnoncourt – tous disponibles en versions économiques. A moins qu’Abbado ne soit pris d’un nouveau repentir d’artiste et ne nous offre une deuxième version, ou une troisième ?
Sylvain Fort