Ceux de nos lecteurs à qui le nom d’Ernest Van Dyck (1861-1923) est familier savent peut-être que ce grand ténor belge brilla à Bayreuth dans les années 1890, dans Parsifal surtout. On oublie souvent qu’il fut aussi le créateur du rôle de Werther : parallèlement à ses prestations sur la Colline sacrée, il fut engagé à l’Opéra de Vienne où il devait rester dix ans, où il interpréta avant tout le répertoire français (Massenet, Gounod), Paillasse et l’œuvre de Wilhelm Kienzl, méconnue hors des pays germaniques, Der Evangelimann (1895). Van Dick fut Des Grieux lors de la création viennoise de Manon en 1890, et le succès bientôt international de son interprétation le poussa à demander au compositeur un ouvrage inédit. Justement, Massenet en avait un sous le coude, imprimé quelques années auparavant mais jamais monté, puisqu’il n’avait pas pu, ou pas voulu, faire jouer Salle Favart son opéra le plus personnel, Werther. Le 16 février 1892, Werther fut donc créé à la Hofoper, en traduction allemande, et Paris ne devait l’entendre qu’en janvier de l’année suivante. Mais alors qu’il était régulièrement invité au Palais Garnier pour y chanter Lohengrin ou La Walkyrie, Van Dyck ne chanta Werther et Des Grieux qu’en 1903 devant le public parisien.
Malgré l’importance historique de cette création, Van Dyck ne compte pas parmi les artistes auxquels Massenet dédicaça l’une de ses œuvres : certes, le compositeur de Manon était plus inspiré par ses égéries successives, Sibyl Sanderson ou Lucy Arbell, mais il sut aussi honorer ses créateurs masculins, comme le baryton Lucien Fugère. Ernest Van Dyck se vit offrir quelques partitions mais il n’inspira aucune œuvre au sens strict, puisque Werther avait été achevé et édité avant même que Massenet n’envisage de le lui confier. Cependant, la correspondance que nous livrent Jean-Christophe Branger, spécialiste français du compositeur, et Malou Haine, à qui l’on devait déjà une édition de la correspondance de Van Dyck avec Cosima Wagner, éclairent le détail d’une relation qui fut intense entre 1890 et 1893, mais semble ensuite s’être assez vite relâchée. Les méandres épistolaires étant assez difficiles à suivre, les deux éditeurs de cette documentation, essentiellement conservée par les descendants du ténor belge, ont accompli un travail exemplaire dans leur introduction, « Les relations entre Van Dyck et Massenet : des liens amicaux ou professionnels ? ». Grâce à ce texte liminaire de trente pages, on saisit d’emblée les enjeux de cet échange de courrier qui n’est pas le dialogue auquel on pouvait s’attendre, et cela pour deux raisons. D’une part, si Van Dyck a précieusement conservé toutes les lettres du père de Werther, celles qu’il adressait à Massenet ont disparu : le ténor n’est l’auteur que de sept messages sur les 130 réunis dans ce volume, et un seul des sept est destiné à Massenet. Et surtout, un tiers s’était glissé dans ce duo : Jean-Célestin-Eugène Pescheux, dit Camille de Roddaz (1846-1896), avec lequel Van Dyck rédigea le livret d’un ballet, Le Carillon, que Massenet mit en musique et dont la création eu lieu à Vienne également, quelques jours après celle de Werther. Ce monsieur de Roddaz n’apparaît pas ici sous un jour bien glorieux : courant toujours après l’argent, il en emprunte régulièrement à son ami Van Dyck et ne cesse d’aiguillonner celui-ci pour qu’il fasse pression sur les uns et les autres, à seule fin de placer les livrets qu’ils cosignaient. Stratège machiavélique, il incite le chanteur à promettre une chose pour en obtenir une autre, alors que ces travaux d’écriture ne devaient être pour Van Dyck qu’une distraction annexe par rapport à sa carrière. « Vois-tu, nous tenons le manche du couteau ; ne le lâchons pas. Nos ballets nous ferons une réputation, ce sera une spécialité, et les gens sont ainsi faits qu’on s’adressera à nous, même, ce qui n’est pas improbable, si d’autres font des ballets meilleurs que les nôtres ». Modestie ? Cynisme, plutôt, et appât du gain, comme le traduit incontestablement cette phrase : « Profitons de cette circonstance pour assurer notre situation et de beaux bénéfices, car deux ballets de Massenet ce sont des rentes pendant longtemps tu le sais ».
Du reste, Massenet aussi comptait ses sous : « A Paris hier 20me du Mage 19,868 f ! Et l’on jouait en même temps Manon à Londres !! », écrit-il à Van Dyck le 24 mai 1891. Ou encore : « Ici, Mlle Sanderson continue de nous faire 8000f tous les soirs [dans Manon] », le 4 décembre de la même année. Il est pourtant question d’art aussi dans ces lettres, et c’est tant mieux : le compositeur insiste pour que la mise en scène viennoise de Werther soit bien située sous Louis XVI et non Louis XV, et à la demande du ténor il transpose d’un demi-ton plus bas le Lied d’Ossian, coupe deux phrases dans le duo final Werther-Charlotte. On découvre aussi un Massenet moins figé que l’image retenue par la postérité. Parfait exemple de ces « calembours dont il est coutumier » ainsi que nous l’apprend une note de bas de page, sa lettre du 1er octobre 1892 inclut une phrase où il évoque son projet de tirer un opéra de La Faute de l’abbé Mouret, de Zola, dont Van Dyck aurait pu créer le rôle principal : « à quoi ‘Sers-je’ si j’ ‘Albine’ cette œuvre ; vous en ‘Mouret’ ! Ne criez pas ‘Zola’ ! » Ajoutons que cet ouvrage, bien que destiné en priorité aux chercheurs et inconditionnels de Massenet, n’en bénéficie pas moins d’une cinquantaine de superbes illustrations en couleurs : partitions manuscrites ou imprimées, photographies du très poupin Van Dyck en Des Grieux, en Werther et en Araquil, le héros de La Navarraise dont il assura aussi la création viennoise, portraits de ses proches, de ses partenaires et collègues(Marie Renard, créatrice à Vienne de Manon mais aussi de Charlotte et d’Anita, Sibyl Sanderson, Talazac, Taskin) et même « livret de mise en scène » de La Navarraise.