Henri Duparc
« A la sortie de la gare, quand je suis arrivé, j’ai aperçu Duparc, seul, appuyé sur une canne, regardant droit devant lui… avec des yeux qui, hélas, ne voient presque plus. Sa haute stature, son visage un peu amaigri, une expression d’attente peinte sur ses traits… tout cela faisait un ensemble très impressionnant ». Ainsi Jean Cras (1879-1932) raconte-t-il le 29 mars 1922 à son épouse Isaure une visite à Henri Duparc (1848-1933) dans sa maison de Mont-de-Marsan. Il s’agit d’un des seuls billets de Jean Cras reproduit dans cette nouvelle publication des Editions Symétrie, les lettres du compositeur de Polyphème à celui de Phidylé ayant disparu en 1935 dans l’incendie de la propriété des Duparc. De l’ample correspondance qu’échangèrent les deux hommes, il ne subsiste donc qu’un seul des deux pans, composé d’une petite centaine de missives qu’écrivit Henri Duparc de 1901 à 1924 et que Stéphane Topakian1 a rassemblées et annotées. Travail remarquable dont une note à la fin de l’introduction rappelle l’intérêt : cette lecture nouvelle des lettres manuscrites d’Henri Duparc a permis de corriger les erreurs de transcription qui, jusqu’à présent, étaient reprises dans bon nombre de publications. Voilà donc un ouvrage qui dès à présent fait référence. C’est là son premier mérite ; ce n’est pas le seul.
Dans les annexes, on trouve aussi « la lettre d’avant les lettres », une carte pneumatique récemment découverte qui date d’une époque – 1900 – où les familles Cras et Duparc étaient en contact mais où les deux compositeurs n’avaient pas encore noué la relation d’amitié qui fut la leur. Il faudra attendre la venue de Jean Cras à Paris 1901 pour qu’ils se rencontrent et que leurs âmes instantanément se reconnaissent. « Dès la première minute, un lien qui ne devait jamais se briser m’unit au disciple préféré de César Franck », relate Jean Cras dans une notice autobiographique datée de 1921 également reproduite en annexe. Franck, Duparc, Cras : une filiation musicale dont ces lettres déroulent le fil car il y est évidemment et principalement question de musique, notamment de Polyphème, l’unique opéra de Jean Cras, dont Duparc accompagna la longue élaboration, de 1910 – date à laquelle Cras découvre le texte d’Albert Samain et décide d’en faire un opéra – au 28 décembre 1922, date de création de l’ouvrage à l’Opéra-Comique en présence du Président de la République. Douze années – plus de la moitié du temps de leur correspondance – durant lesquelles on assiste à la genèse de l’œuvre. « Pourquoi cinq actes quand vous n’avez que trois décors ? » interroge en 1920 celui qui, dans son premier courrier se nomme « le pauvre retraité de la place Saint-François-Xavier » avant de s’inquiéter « je crains que cette lettre ne vous trouble à un moment où la réalisation scénique de votre œuvre peut paraître si proche : cependant j’ai cru devoir vous communiquer mes réflexions qui vous seront peut-être utiles, sinon pour Polyphème, du moins pour l’avenir ». Partage de réflexions ? Plus encore : transmission et même projection. En accomplissant Polyphème, l’élève réussit là où le maître avait échoué avec Roussalka, cette tentative d’opéra que Duparc détruisit une première fois, reconstitua à partir de ses souvenirs six mois après pour la jeter une nouvelle fois au feu deux ou trois ans plus tard. C’est en même temps l’occasion pour le compositeur de La vie antérieure de partager des convictions en matière d’émotions (un leitmotiv chez Duparc) et d’art lyrique. « Le drame musical, malgré les prodigieux chefs-d’œuvre qu’il a inspirés, est au point de vue artistique une forme imparfaite. » assertion qu’il réitère quelques années plus tard : « J’ai longtemps cru que le drame était la forme la plus parfaite de l’art musical ; les années et les longues réflexions ont depuis longtemps changé mes idées et les ont même changées à tel point que ce drame de La Roussalka (auquel j’ai travaillé plus de dix ans et que j’ai tant pleuré de ne pouvoir finir), je ne l’écrirais pas si je pouvais travailler ».
En toile de fond de ces discussions, une époque que l’on a dit belle (du moins jusqu’en 1914) avec ses goûts et ses dégouts qu’il est toujours instructif de comparer à ceux d’aujourd’hui. Wagner y occupe une place de choix (« cette extraordinaire puissance enveloppante qui est chez Wagner comme une signature ») tout comme Debussy, même si l’appréciation est plus mesurée (« C’est une musique faite pour l’oreille et non pour le cœur »). D’autres pendant ce temps patientent encore au purgatoire : « Berlioz était décidément un homme de génie mais il n’était pas ce que j’appelle une âme musicale ».
Au-delà de l’enseignement du maître à l’élève, c’est la communion de deux êtres à laquelle il nous est donné d’assister, la confrontation précieuse de deux intelligences dont on sent derrière chaque mot l’estime et le désir de ne pas froisser l’autre : « Je me demande si vous êtes malade ou si, peut être – soit à propos de Polyphème, soit à propos d’autre chose –, je vous ai dit quelque chose qui ait pu vous faire de la peine ». De la considération, de la délicatesse et aussi une profonde affection. « J’espère que vous avez parlé à ces chères petites d’un vieil ami qui a pour elle une grande tendresse parce qu’il aime beaucoup leur papa », « A vous de cœur », « mon très cher ami, fils de mon âme », « ami aimé », « je vous embrasse de toute mon âme », des formules et des phrases qui enrobent de sentiments cet échange viril. Et, comme le constate Guy Sacre dans sa remarquable préface, c’est peu à peu Henri Duparc, l’homme, que révèlent ces mots écrits à un autre, bien plus que ne le ferait une œuvre musicale ou même la plus scrupuleuse des biographies. Révélation qui achève de rendre ce livre indispensable à qui veut mieux connaître Duparc, à qui aime la musique, celle des notes comme celle des mots.
Christophe Rizoud
1 Stéphane Topakian est par ailleurs directeur du label Timpani auquel on doit notamment l’exhumation et l’enregistrement hautement recommandable de l’opéra de Jean Cras, Polyphème