Puisque les scènes d’opéra ne veulent plus d’elle, Renée Fleming s’apprête à faire comme Louis Jouvet dans Hôtel du nord : elle va changer d’atmosphère. Et nous lui ferons la même réponse qu’Arletty, mais sans aucune intention sarcastique, en l’occurrence.
Son nouveau disque propose en effet un programme qui cherche et parvient à créer une succession d’atmosphères, en s’appuyant souvent sur des textes descriptifs. Elle s’inscrit ainsi directement dans la succession de sa compatriote Eleanor Steber, commanditaire et créatrice de Knoxville : Summer of 1915, chef-d’œuvre de Samuel Barber, « rhapsodie lyrique » inspirée par un poème en prose dans lequel James Agee (1907-1955) évoquait sa ville natale. A son tour, Renée Fleming a eu à cœur de susciter une œuvre écrite pour elle, et s’est adressée pour cela au Suédois Anders Hillborg, en lui proposant de s’appuyer sur l’œuvre du poète américain Mark Strand (1934-2014). Quatre poèmes ont ainsi été retenus, pour une œuvre d’une vingtaine de minutes où l’environnement décrit est, comme chez Barber, le prétexte à l’évocation d’un état d’âme. Comme Barber en son temps, Hillborg est adepte d’une modernité très sage mais n’imite pas servilement les anciens, et comme Barber il sait fort bien écrire une musique qui met la voix en valeur et touche l’auditeur. Il n’est d’ailleurs pas défendu en l’écoutant de penser à Dutilleux, dont Renée Fleming avait créé Le Temps l’Horloge. Changement radical d’ambiance, d’écriture musicale et littéraire pour les trois chansons de Björk dont la présence étonne un peu, même s’il y est question d’Emotional landscapes, de paysages affectifs. Que la belle Renée aime le jazz et le cross-over, c’est son droit, mais même avec les arrangements orchestraux dûs à Hans Ek, on a peine à croire que ce télescopage de styles musicaux suscitera beaucoup de conversions.
Pour Knoxville, comme on pouvait s’y attendre, Renée Fleming n’opte pas pour l’ingénuité cultivée par Barbara Hendricks ou Dawn Upshaw, mais son approche très « grand opéra » va même au-delà de ce que proposait une Leontyne Price. Son interprétation est très accentuée, presque surjouée, avec une animation du discours qui semble d’abord quasiment en contradiction avec l’impression de sérénité monotone que dégage le début du texte. La chanteuse utilise d’emblée les couleurs dramatiques de sa voix, quitte à parfois perdre un peu de vue la clarté de la diction. A l’inverse, on est frappé par la superbe transparence des timbres de l’orchestre : les instrumentistes du Royal Stockholm Philharmonic gardent leur calme, et Sakari Oramo s’abstient délibérément de souligner certains grincements ou dissonances mises en valeur par d’autres avant lui, dans cette musique qui sonne un peu comme du Ravel, du Satie et du Poulenc.
On l’a dit, c’est une modernité bien tempérée que celle d’Anders Hillborg (né en 1954) : toujours est-il que Renée Fleming possède grâce à lui une œuvre émouvante et capable d’inspirer une adhésion immédiate de l’auditeur, sans basculer dans la facilité. L’écriture est bel et bien lyrique, avec ses envolées dans l’aigu ou le grave, et ses mélismes sur certains mots porteurs de sens. Pour Björk, en revanche, l’artiste s’invente une voix de variété à laquelle chacun sera plus ou moins sensible selon ses affinités. Question d’atmosphère, sans doute.