« Il ne faut pas craindre le temps », dit la Maréchale. Heute oder morgen, tout arrive, tout change. C’est aussi vrai pour les mises en scène d’opéra, et notamment du Chevalier à la rose monté par Robert Carsen en 2004 à Salzbourg (publiée ensuite en DVD chez Arthaus) et repris à Londres et à New York début 2017. En treize ans, la conception d’ensemble est restée la même, mais un certain nombre de choses ont changé, qui affadissent irrémédiablement cette production : simple effet du passage du temps, ou plutôt et surtout du passage de l’Atlantique ?
L’un des axes du spectacle salzbourgeois était l’utilisation virtuose d’une scène ultra-large : la chambre de la Maréchale était encadrée par ses antichambres vues en coupe de part et d’autre, et le salon chez Faninal était meublé par une interminable table. Sur la scène du Met, aux dimensions plus « normales », on retrouve bien au premier acte une enfilade de portes de plus en plus petites, mais si la caméra nous y montre joliment Marie-Thérèse y disparaître, cette vue était en réalité réservée en salle à une fraction des spectateurs assis tout à fait sur le côté. Ochs blessé n’est plus traité par le docteur Freud (à New York, on ne plaisante pas avec la psychanalyse). Et au dernier acte, l’incroyable bordel décadent, avec travestis et figurants en nu intégral, est devenu une maison close très bon enfant où l’on ne trouve que des pensionnaires de sexe incontestablement féminin – seule la patronne est un ténor déguisé en mère maquerelle, et les musiciens de table sont un quatuor à la Tony Curtis et Jack Lemon dans Certains l’aiment chaud. Tous les aspects provocateurs ayant été retirés, reste un spectacle efficace, même s’il vaut mieux ne pas trop relever certains détails (au dernier acte, le commissaire paraît bien niais lorsqu’il demande à la tenancière dans quel genre d’établissement il se trouve, et l’arrivée de Sophie ou de la Maréchale en pareil endroit semble totalement inimaginable). L’on se serait néanmoins bien passé de quelques innovations, comme ce ballet un peu cucul, façon « Concert du Nouvel An », qui vient inutilement meubler durant une présentation de la rose dépourvue de toute magie. Et Mohammed est à peine basané, ce que l’on pouvait prévoir dans un théâtre où même Otello n’a plus le droit d’être noir.
Heureusement, ce que cette mise en scène a perdu en impact visuel est compensé par une distribution offrant quelques fort belles incarnations. Comme Peter Gelb prend lui-même soin de le signaler en présentant le spectacle, Matthew Polenzani est un luxe appréciable en chanteur italien. Susan Neves, dont les théâtres s’arrachaient l’Abigaille il n’y a pas si longtemps, fait une apparition en Marianne Leitmetzerin. Après avoir elle aussi tenu de grands rôles, Helene Schneidermann compose une Annina qui ne passe pas inaperçue. On commence à connaître le baron Ochs de Gunther Groissböck, qui nous rappelle fort heureusement que, tout en étant un porc qui a bien mérité d’être balancé, Lerchenau n’en appartient pas moins à l’aristocratie : grâce à sa prestance, mais sans oublier d’être un goujat, l’interprète rééquilibre la donne, avec une voix qui possède les graves nécessaires et qui n’a pas besoin de recourir au parlando comme certains artistes moins frais. Même si elle ne marque pas le personnage d’une empreinte inoubliable, Erin Morley est une Sophie très aimablement impétueuse. Elina Garanča n’a pas forcément la diction beaucoup plus claire en allemand qu’en français, mais on ne résiste guère au timbre de son Octavian aussi androgyne que possible (ah, ce manspread dès ses premiers instant en scène !). Renée Fleming, enfin, faisait ses adieux à un rôle qui lui colle à la peau, et dans lequel elle avait déjà été immortalisée en 2009 par un DVD (la production Wernicke, chez Decca déjà). Une immense émotion imprègne donc cette interprétation, même si la caméra n’est parfois guère plus inspirée qu’Hippolyte, le coiffeur de la Maréchale.
En fosse, Sebastian Weigle a-t-il lui aussi voulu se conformer à une vision résolument gentille de l’œuvre ? Après une ouverture dénuée de toute ardeur orgasmique, la conversation musicale lui réussit mieux, mais la partition a déjà été mieux servie.