La pandémie nationaliste et belliciste, la résurgence de l’antisémitisme, le négationnisme, la guerre à nos frontières, donnent à cet opéra un relief singulier, et justifient déjà sa reprise, plus fréquente depuis quelques années. Der Kaiser von Atlantis nous concerne plus que jamais par le message et les interrogations qu’il véhicule. Ouvrage concis, d’une incroyable force, ses quatre tableaux sont encadrés d’un prologue et d’un épilogue. Les numéros sont brefs, incisifs, variés, avec quelques parenthèses orchestrales. La Totentanz, intermezzo sur un tempo di minuetto, qui ouvre le 2e tableau, renvoie à Mahler, avec une splendide introduction des cordes seules. De l’expressionnisme proche du Pierrot lumaire, du cabaret berlinois, un blues (aria des Todes), font bon ménage avec des récitatifs, des airs, des ensembles et même une passacaille (aria des Trommlers) et une berceuse (Schlaflied d’Harlekin).
Viktor Ullmann l’écrivit durant sa captivité à Terezin (*), dont les nazis prétendaient faire une vitrine, idyllique, visant à leurrer la Croix-Rouge en présentant le camp juif comme une station thermale, où l’activité artistique et intellectuelle était florissante, ce qui était le cas. Un nombre impressionnant d’écrivains, d’artistes et de musiciens y déployèrent toutes leurs facultés pour résister à la machine de mort. Peter Kien, le librettiste, aussi dessinateur, sera assassiné en octobre 1944, comme Viktor Ullmann.
Nous sommes immergés dans un monde lugubre, dévasté où l’Empereur « Overall l’unique » réalise sa guerre, absolue, générale. Six autres personnages, à mi-chemin entre la commedia dell’ arte et le cabaret : son porte-parole, sorte de directeur de cabinet, appelé Haut-parleur, la Mort, harassée par l’hécatombe, qui se met en grève. La haine se mue en amour pour le Soldat et Bubikopf, la jeune fille, coiffée « à la garçonne », qui l’affronte. La vie est bouleversée, les agonies interminables. Arlequin-Pierrot revit son enfance avec l’Empereur, frappé de folie. Aussi la Mort est-elle disposée à délivrer le peuple de la terrible malédiction, si le tyran consent à mourir le premier. Ce dernier, avant son trépas, fait ses adieux au Tambour, son vieux compagnon. Tous chantent alors le retour heureux de la Mort-délivrance parmi les hommes, comme Bach l’illustrait en son temps. Le finale, son choral lumineux, « Komm Tod, du unser werter Gast » [Viens, ô mort, toi notre cher invité] sur le timbre d’ « Ein’ feste Burg ist unser Gott », nous renvoient à la spiritualité luthérienne.
Formidable message de foi en l’homme, la parabole, riche d’un symbolisme et d’un humour grinçant, est entée de citations musicales, comme de références subtiles à la dictature et à la folie destructrice. L’effectif fut conditionné par les conditions de la création dans le camp. Celle-ci n’eut pas lieu, censurée. Les quinze musiciens (quintette à cordes, vents, dont un saxo alto, un harmonium, un piano, un clavecin, un banjo, une guitare et la percussion) autorisent une large palette colorée et expressive. L’écriture vocale, aux larges ambitus, impose de constants changements de registre, de la voix parlée, au sprechgesang et au chant lyrique (ainsi, le largo de l’air de la Mort, confié à la voix et au seul piano).
Le premier enregistrement fit date : le Gewandhausorchester de Leipzig dirigé par Zagrosek, avec une distribution superlative (Berry, Mazura, Vermillion…), en 1994. Deux autres lui succédèrent, dont celui d’Amaury du Closel en 2015 (Dégénéré ? Régénéré !). Le présent CD est donc le quatrième à voir le jour. Loin de faire doublon avec ses prédécesseurs, il marque sa différence par sa maîtrise, son homogénéité et le souci constant de la vie dramatique.
L’orchestre se montre virtuose comme chambriste (Orchestre de la Radio Bavaroise) sous la baguette de Patrick Hahn. Les timbres s’y marient, acides comme séduisants. Trois basses ou barytons-basses : Adrian Eröd, dont le jeu comme la voix sont exemplaires pour camper l’Empereur Overall , Lars Woldt, le haut-parleur, trouve les sonorités pour faire ses annonces (« Hallo, Hallo ! »), quant à la Mort, confiée à Tareq Nazmi, ses airs et duos sont aussi justes et forts. Johannes Schulm, tout à tour Harlekin et le Soldat, est un ténor vaillant. Le Tambour est confié à la mezzo Christel Loetzsch, au très large ambitus, qui se joue des difficultés de la partition, particulièrement dans la passacaille. Juliana Zara est Bubikopf, la jeune fille qui combat le Soldat. Tous sont parfaits. Qui plus est, l’articulation de l’allemand est telle que l’auditeur de culture française perçoit clairement le texte. Une belle réalisation, nouvelle référence d’un ouvrage qui maintenant s’affiche au programme d’un nombre croissant de maisons d’opéra.
Seul – petit – regret : le minutage (52’53) autorisait un complément. Il y a tant à découvrir de l’œuvre de Viktor Ullmann.
(*) 139 654 juifs furent déportés à Theresienstadt (Terezin). La forteresse, prévue pour 7000 personnes, entassa quelque 60 000 déportés. 33 419 y moururent, 88 196 furent transférés dans d’autres camps, dont 86934 à Ausschwitz, dont fort peu sortirent vivants. 276 furent livrés à la Gestapo, 1623 parvinrent en pays neutre, 764 s’enfuirent. Le 9 mai 1945, 16 832 avaient survécu à Terezin.