Si certains intégristes ou puristes auront déploré les coupures qui nous privent de nombre d’airs, d’ensembles, sans compter les récitatifs, tous les autres auront adoré ce singulier Cosi fan tutte, non programmé pour le centenaire du prestigieux Festival de Salzbourg 2020. En effet, contre vents et marées, celui-ci a gardé le cap. Conçue en quelques semaines pour remplacer un Boris Godounov victime des restrictions sanitaires, la réalisation est pleinement aboutie, miraculeuse. Première femme à diriger les Wiener Philharmoniker à Salzbourg, Joana Mallwitz, et Christopher Loy, qui signe la mise en scène, ont dû pratiquer de délicates et multiples amputations qui n’altèrent pas l’ouvrage. Pour en finir à ce sujet, le spectacle, sans entracte, dure presqu’une heure de moins qu’attendu : au premier acte, le premier terzetto, le duettino Ferrando-Guglielmo, l’air de Despina, le terzetto « E voi ridete », au second, le quartetto (n°22), l’aria de Guglielmo et la cavatine de Ferrando ainsi que la première partie du finale disparaissent. Peut-être en oubliai-je… La liste impressionne. Pour autant, La réussite du projet est manifeste : l’action resserrée, la qualité des enchaînements, et – par-dessus tout – la vérité dramatique et musicale des personnages, illustrée à merveille, relèvent de la prouesse. Le public (réduit pour les raisons connues) ne s’y trompe pas, qui réserve un accueil des plus chaleureux à chacune et à chacun.
La mise en scène tire parti de ce qui pouvait être un handicap. Le très large cadre scénique comporte un décor épuré. Tout se déroule à l’avant-scène, devant un mur nu, percé symétriquement de deux portes à double battant au travers desquelles on entrevoit un couloir qui autorise les mouvements, comme l’accès direct aux coulisses. Ce panneau se partage en son centre au début du second acte pour faire apparaître un large bandeau noir, qui disparaîtra après le rondo de Fiordiligi. Des gradins, également écrus, descendent de toute la largeur de la scène vers la salle. Aucun accessoire, ni table, ni siège. Les vêtements de chacun, les escarpins des femmes participeront à la vie scénique. Noir et blanc autorisent des contrastes bienvenus, avec toutes les gradations que les lumières subtiles ménagent tout au long du spectacle. Seules couleurs : les vêtements bigarrés des « Albanais », vacanciers en bermuda et chemise. Les mouvements de la caméra, les gros plans qu’autorise la vidéo servent au mieux la dramaturgie. La direction d’acteurs est superlative, le moindre regard est porteur d’émotion, les déplacements, bien que naturels, relèvent d’une authentique chorégraphie. Avant l’aria de Dorabella, l’entrée de Despina battant les œufs en neige, rythmée par ses talons est une superbe trouvaille. Tout nous parle, nous captive, nous émeut, car toutes et tous sont crédibles, au jeu, aux expressions les plus justes.
Le Wiener Philharmoniker, comme le chœur du Staatsoper sont dans leur élément, animés par Joana Mallwitz. Les couleurs moirées des cordes, la douceur des bois et des cors permettent de tisser le plus bel écrin aux voix. A signaler le recours bienvenu au silence que la cheffe et le metteur en scène ont distillé aux moments opportuns. La distribution, jeune et belle, sert l’ouvrage à merveille. Les trois Françaises, déjà. Les deux sœurs, insouciantes, légères, évoluent au fil des scènes, pour oublier leur égarement et retrouver chacune leur fiancé, raisonnablement, avec tendresse. C’est bien l’école des amants (« La scuola degli amanti ». Fiordiligi est confiée à Elsa Dreisig. La voix, au plus large ambitus, est homogène, la conduite toujours appropriée, sensible, aux accents touchants. Son « Come scoglio » est résolu, aux intervalles éprouvants parfaitement maîtrisés. Quant à « per pietà », il est d’une rare émotion. Marianne Crebassa dont on apprécie toujours le timbre chaleureux est Dorabella. Plus que charmant, son chant séduit par son soutien et son expression juste. Lea Desandre n’est pas une simple soubrette. Despina apparaît vive, délurée, indépendante. Excellente comédienne, souvent muette, elle participe tout autant que les tout premiers rôles à la dynamique dramatique. Même s’il nous manque « In uomini, in soldati », son « Una donna a quindici anni » est ravissant, comme son médecin, puis son notaire. La fraîcheur, l’intelligence musicale et une technique à toute épreuve.
Ferrando est campé par l’ardent Bogdan Volkov, manifestement un des grands ténors de demain. La voix est homogène, délicate, le soutien et la projection sont admirables. Son « Un’ aura amorosa » rayonne, sans mièvrerie, juste. A signaler l’émotion non feinte de Despina et de Don Alfonso à son écoute. « Ah io veggio quell’ anima bella » n’est pas moins beau. Guglielmo, André Schuen, athlétique, martial, avec ses accès de violence, a la voix sonore, aux graves solides. Comme il se doit, son air d’entrée le caractérise, puissamment charpenté. Cependant sa maîtrise lui permet de participer le plus harmonieusement aux ensembles. Don Alfonso, attachant, n’est pas ce vieillard désabusé, manipulateur, mais un ami, qui partage l’émotion de ses protégés lorsque l’aventure devient périlleuse. Le personnage est très travaillé, le phrasé, la diction sont proches de l’idéal. S’il surjoue parfois (« Vorrei dir »), Johannes Martin Kränzle, totalement investi, use d’une voix bien timbrée, conduite avec intelligence. Sa présence, son jeu font l’unanimité.
Les ensembles, nombreux, sont autant de bonheurs, les finales tout particulièrement. On sort heureux de ce spectacle original, dense, riche et subtil, dont toutes les composantes sont portées à leur meilleur niveau. De quoi susciter un afflux redoublé de spectateurs à Salzbourg, qui le donne de nouveau quatre fois en août prochain.