On le sait, l’un des événements de la saison 2013-2014 du Teatro Real de Madrid fut en ce mois d’octobre la reprise de Die Eroberung von Mexico, opéra de Wolfgang Rihm créé en février 1992 à Hambourg. A entendre la fantaisie-opéra Dionysos, on se dit que Gérard Mortier a eu bien raison de programmer l’œuvre d’un compositeur qui écrit aussi admirablement pour les voix et pour l’orchestre. La musique de Dionysos est tantôt luxuriante, qui rappelle Mahler ou Strauss, tantôt impalpable, se bornant à un simple trille de violon. Et contrairement à tant de compositeurs contemporains, Rihm sait marier les voix, les superposer, les faire vibrer l’une avec l’autre, ce qui nous vaut ici de nombreux duos, trios et ensembles, où les solistes sont parfois rejoints par les chœurs. Sans jamais sembler passéiste ou sonner comme un pastiche, la partition de Dionysos autorise les voix à s’épanouir en de superbes lignes de chant, créant des atmosphères variées et envoûtantes, que met en valeur la direction attentive d’Ingo Metzmacher. Le seul problème, c’est que Wolfgang Rihm a aussi de hautes ambitions intellectuelles, et que, pour le livret de ses opéras, il s’inspire en général de textes qui, s’ils ont une incontestable valeur littéraire, n’ont pas nécessairement une grande validité théâtrale. En bon adepte du théâtre musical des années 1970, Rihm rejette la notion classique de personnage, il refuse toute intrigue mettant en relation des êtres humains, et construit ses livrets à partir de textes poétiques. Cette démarche exigeante a le gros inconvénient de tenir le spectateur à distance, faute de pouvoir s’intéresser réellement à ce qui nous est montré en scène. Mettre en musique les ultimes poèmes de Nietzsche est une démarche légitime, mais en quoi cela constitue-t-il un opéra ? Pendant près de deux heures, les vers du philosophe allemand sont répétés, parfois par des voix différentes, et même si le compositeur les a organisés en quatre parties plus ou moins égales (deux premiers actes d’une demi-heure, un troisième de trois quarts d’heure et un dernier de dix minutes) situées chacune dans un lieu (lac, montagne, intérieur, place publique), le côté dramatique de la démarche est loin de sauter aux yeux.
C’est d’autant plus vrai que Pierre Audi n’a pas tout à fait su, ou pu faire naître le théâtre de ce texte si peu théâtral. Autrefois, le metteur en scène d’origine libanaise a conçu des spectacles fascinants, où la musique contemporaine inspirait une action mystérieuse, comme pour le Marco Polo de Claude Vivier, par exemple. Mais cette fois, il semble surtout prisonnier de l’association avec l’artiste allemand Jonathan Meese, dont l’univers esthétique assez simpliste ne favorise guère la magie théâtrale. Collaborateur privilégié de Frank Castorf, à qui l’on doit le nouveau Ring de Bayreuth, Meese a de nouveau travaillé avec Pierre Audi pour une Médée de Charpentier qui n’a convaincu personne, la saison dernière au Théâtre des Champs-Elysées. Pour quelques moments réussis (comme celui où N, alias Nietzsche, devient le satyre Marsyas à qui l’Invité, alias Peter Gast, devenu Apollon arrache sa peau, recréant un célèbre épisode de la mythologie), il faut aussi subir beaucoup d’épisodes statiques, où il ne se passe à peu près rien et où les mêmes mots sont réitérés ad nauseam.
C’est donc des chanteurs que viendra le meilleur de ce spectacle, à commencer par celui qui en est le pilier, le baryton Joannes Martin Kränzle, excellent dans le rôle du philosophe basculant dans la folie, présent en scène d’un bout à l’autre du spectacle, depuis la première scène où un Albernietzsche poursuit deux filles du Rhin, ou plutôt du lac des quatre cantons. Le ténor Mathias Klink lui donne la réplique avec un engagement comparable, associant leurs voix en d’intenses dialogues. Autour de ces deux voix masculines, les femmes doivent se contenter de silhouettes. Mojca Erdmann, si décriée dans ses interprétations mozartiennes, trouvera peut-être dans la musique contemporaine son domaine d’élection : son aisance dans le suraigu impressionne, et jamais elle ne donne l’impression d’être éprouvée par la musique très tendue qu’a écrite pour elle Wolfgang Rihm, qui la connaît et l’apprécie. Les trois autres chanteuses sont beaucoup moins nettement caractérisées et se font surtout entendre ensemble, avec un hédonisme sonore que l’on croyait condamné aux oubliettes. Il n’y a donc plus qu’un vœu à formuler : que Rihm accepte un jour de travailler sur un vrai livret, pour mettre son génie de compositeur au service du théâtre et non plus de textes aussi peu dramatiques.