Nouvelle parution, dans la très belle série consacrée au Staatsoper de Munich par Orfeo d’Or, avec une version du doublon rituel Cavalleria Rusticana/Pagliacci enregistrée le jour de Noël 1978. Le père Noël bavarois a t-il eu la main heureuse ce soir-là ? En grande partie.
Dès les premières mesures de Cavalleria, une évidence s’impose : Nello Santi est l’homme qu’il faut pour diriger cette musique. Cela se vérifie tout au long des deux oeuvres. Sa direction est celle d’un authentique chef de théâtre. En permanence vivante, dramatique sans jamais être complaisante, elle parvient à gommer toute trace de vulgarité. Bref, c’est diablement efficace. Il a, en outre, à sa disposition, un orchestre du Staatsoper de Munich de fort belle facture, idéalement mis en valeur par la prise de son (une stéréo bien aérée comme on les aime), très discipliné et regorgeant de belles couleurs. Que l’on écoute, par exemple, les jeux de timbre dans le petit interlude qui précède l’entrée de Santuzza (« Dite, mamma Lucia »). Quelques approximations dans les choeurs (« A casa, a casa »…) ne viennent pas ternir ce jugement flatteur.
Que de bonheurs, ensuite, dans les deux distributions ! Au sommet, on placera, en cette année de bicentenaire wagnérien, les deux chanteuses qui, 27 ans plus tôt (!) incendiaient La Walkyrie de la réouverture de Bayreuth: Leonie Rysanek et Astrid Varnay. Voix peu italiennes, déjà dans leur automne (débutant pour Rysanek, 52 ans, déjà bien avancé pour Varnay, 60 ans au moment de cet enregistrement). Et alors ? C’est simplement irradiant de vérité dramatique. Les quelques interventions de la Mamma Lucia d’Astrid Varnay valent à elles seules amplement l’acquisition de ce coffret. On a tous lu des témoignages de spectateurs du Staatsoper de Munich à l’époque où Varnay, au crépuscule de son immense carrière, y était distribuée dans de petits rôles (Dame Marthe, la Nourrice de Boris…). Ces témoins privilégiés racontent que lorsqu’elle rentrait sur scène, même sans chanter, elle captivait immédiatement et immanquablement l’attention du public par sa seule présence, quoi qu’il se passe par ailleurs. Ce phénomène se vérifie ici. Dès quelle ouvre la bouche, plus rien d’autre n’existe. Dieu que le timbre reste présent et prenant en dépit (en raison ?) du poids des ans. Varnay, c’est une présence qui se suffit à elle-même. Elle forme avec Leonie Rysanek un couple consacré en Wagner (La Walkyrie et Lohengrin). A 52 ans, Leonie Rysanek est dans une forme éblouissante. Elle n’a jamais eu de grave, c’est entendu, pas plus ce soir-là qu’auparavant. Mais le reste ! On retrouve la puissance de l’instrument, l’aigu radieux, épanoui, la capacité à faire flotter la ligne de chant, mais aussi les emportements et les fulgurances qui ont fait sa légende. Là encore, on rend les armes. L’auditeur se précipitera donc sur les scènes qui réunissent ces deux immenses chanteuses dans Cavalleria : la vérité du drame saisit à la gorge, les abîmes s’ouvrent, et éclipsent toutes les considérations stylistiques.
Presque au même niveau que ces deux stars du chant wagnérien, on placera sans hésiter Placido Domingo, capté lui dans le printemps de sa longue carrière. Le timbre est jeune, charmeur en diable, l’investissement jamais pris en défaut: voilà un Turiddu et un Canio particulièrement poignants, qui évite – comme on l’en sait gré ! – de tomber dans les travers du chant vériste sanglotant, notamment dans un « Vesti la giubba » très tenu et émouvant.
La Nedda de Teresa Stratas convainc également, en dépit de certaines étrangetés. Le timbre est d’une rare pureté, épanoui dans l’aigu, mais la chanteuse semble parfois, de ce fait, extérieure au drame qui se noue, comme désincarnée. Elle souffre pour tout dire du voisinage avec Rysanek.
On descend hélas de plusieurs crans avec Benito di Bella, dont on avouera avoir découvert l’existence à l’occasion de cette écoute. Après coup, on a compris pourquoi. En dépit d’un timbre tout juste flatteur, voilà un chant irrémédiablement gâché par ses lacunes techniques, sa vulgarité, ses effets de menton, ses complaisances. C’est assez vite insupportable. Quel dommage ! Que faisaient Piero Cappuccili, Cornell MacNeil, Juan Pons ou (rêvons un peu) Hermann Prey en décembre 1978 ?
Cette paille éminemment regrettable (on ne souffre pas qu’un peu dans le Prologue de Pagliacci…) ne saurait cependant éclipser les sommes de bonheur procurées par Varnay, Rysanek et Domingo mais aussi par Santi. Car à l’issue de ces 2h20 de drame en musique, on en a la certitude : le père Noël n’a pas floué les spectateurs munichois ce jour de décembre 1978.