Les Nuits d’été sont un piège : parce qu’elles sont les mélodies françaises les plus célèbres et qu’elles ont l’air de couler de source, on les a crues faciles. C’est oublier qu’elles regorgent d’intervalles difficiles, de respirations presque impossibles, de rythmes ultra-complexes. On ne compte plus le nombre de vedettes qui se sont cassé les dents sur la poésie brûlante de Berlioz et de Théophile Gautier, sans oublier les divas qui ont triomphé des obstacles musicaux, mais qui ont transformé le texte en une bouillie incompréhensible. Si on met de côté la référence historique (Crespin – Ansermet, Decca), les mezzos s’en tirent globalement mieux que les sopranos, Susan Graham (Sony) étant l’exemple le plus marquant de l’ère moderne.
Karen Cargill n’a peur de rien, et on comprend vite pourquoi ; la mezzo britannique possède des moyens vocaux sidérants : un timbre pulpeux, des réserves de puissance qui semblent inépuisables, un contrôle du volume très rigoureux. Des atouts qui ont fait d’elle une wagnérienne appréciée, et c’est en chanteuse d’opéra qu’elle aborde ces Nuits d’été, leur conférant un dramatisme impétueux. « Le spectre de la rose » bouleverse, « Absence » terrifie, « L’île inconnue » amène l’auditeur au bord d’une sorte d’orgasme musical … Qu’on est loin d’une certaine image de la musique française, compassée et ennuyeuse ! Certains puristes prétendront que l’esprit de l’œuvre est trahi, mais nous avouons pour notre part rendre les armes devant une telle générosité. On acceptera même de passer sur une diction pas toujours idéale.
Dans sa reconquête de cette musique, Karen Cargill est aidée par le chef Robin Ticciati. Paradoxalement, alors que la mezzo fait assaut de sensualité et de puissance, le chef nous offre un accompagnement tout en finesse, composé de petites touches impressionnistes, presque arachnéennes. Il s’ingénie à faire ressortir des voix que ses collègues noient dans des effets globaux. Les cordes de « L’île inconnue » sont ainsi détaillées avec un soin inouï. Un tel contraste dans le style, n’était-ce pas le mariage de l’eau et du feu ? Non, l’alchimie opère, résultat probable d’un très long travail de répétition : l’orchestre et la chanteuse entrent dans un dialogue subtil, s’allégeant ou se renforçant tour à tour.
Robin Ticciati reste seul à la manœuvre pour le morceau suivant : la « scène d’amour » extraite de Roméo et Juliette. A nouveau, sa direction subtile et raffinée fait mouche, dans un morceau que trop de chefs plombent par une excessive lenteur. Les pupitres du Scottish Chamber Orchestra rivalisent de raffinement, et les 17 minutes passent comme dans un songe. Pourtant, que de risques pris : jouer le thème de l’amour avec des cordes sans vibrato, il fallait oser. Mais ça marche, parce que tout a été longuement pensé et pesé.
Les deux protagonistes du disque se retrouvent pour la trop rare Mort de Cléopâtre, cantate composée par le jeune Berlioz pour le Prix de Rome en 1829. Tout le romantisme échevelé du compositeur est là, en germe mais bien audible. C’est dire si nos interprètes s’en donnent à cœur joie, dispensant à pleines mains l’effroi, la douleur, la nostalgie et la grandeur déchue d’une souveraine. Ils nous offrent la plus belle version enregistrée de l’œuvre, tout simplement, en conclusion d’un disque passionnant, qui prouve que, à condition d’être abordé intelligemment, le romantisme n’est pas mort.