En 1743, Pietro Trapassi, dit Mestastasio, connu en français sous le nom de Métastase – bien avant que la médecine en fasse un sinistre substantif –, rédigea un livret d’opéra intitulé Antigono. Ce roi de Macédoine devrait épouser la princesse égyptienne Bérénice, qui lui préfère son fils Démétrius, tandis qu’Ismène, fille du roi (Antigone en français peut aussi être un nom masculin) est éprise d’Alexandre, roi d’Epire, lui-même éconduit par Bérénice. Au troisième acte, repoussée une fois de plus par Démétrius, Bérénice laisse éclater sa douleur et succombe au délire.
La première mise en musique de ce texte est celle de Johann Adolf Hasse, créée à Dresde le 10 octobre 1743. Et comme on pouvait s’y attendre, le livret fut ensuite employé par une quarantaine de compositeurs, et non des moindres : Jommelli, Galuppi, Piccinni, Traetta, Angossi, Gazzaniga, Mysliveček, Paisiello, notamment. A Lisbonne, en 2011, on recréait l’Antigono de Mazzoni, et plusieurs chanteurs ont enregistré des airs extraits des opéras du même titre dus à Cafaro ou à Gluck. Autant dire qu’en un peu moins d’un siècle (les dernières créations datent des années 1820), les affres de la princesse lagide ont inspiré les versions les plus diverses.
A la tête de son ensemble Opera Fuoco, David Stern a donc eu l’excellente idée de se pencher sur ce monologue imprégné d’un dramatisme intense, en retenant notamment les « scènes » isolées, Haydn étant le plus célèbre des compositeurs ayant livré une Scena di Berenice sans tenter de mettre en musique le reste du livret de Métastase. Fascinante confrontation en perspective, donc, et néanmoins compromise par des choix difficiles à justifier : pourquoi avoir inclus ici un air tiré du Catone in Utica de Johann Christian Bach, même si la « Scena di Berenice » que l’on doit à ce fils Bach est aujourd’hui perdue ? Pourquoi être allé chercher un air de concert assez peu inspiré, du à un Mozart de 11 ans, qui s’ouvre certes sur les mots « A Berenice… » mais qui n’a aucun rapport avec l’héroïne de l’Antigono de Métastase ? Le jeu est faussé, alors qu’il existe, on l’a dit, tant de vrais candidats possibles ! Si le but était uniquement de pouvoir faire figurer « Bach » et « Mozart » sur la pochette du disque, c’est assez regrettable.
Heureusement, ce disque est aussi l’occasion d’entendre non pas une, mais trois belles jeunes voix françaises. Celle dont le nom nous est jusqu’ici le plus familier est Chantal Santon-Jeffery, souvent associée aux productions du CMBV et du Palazzetto Bru Zane. Lui échoient le Mozart, hérissé de vocalises dont elle se joue, et la Scena due à une certaine Marianna von Martinez (1744-1812), compositrice certes talentueuse, mais dont l’œuvre ne se hisse pas tout à fait au même niveau que les partitions de ses illustres contemporains. Intéressante découverte avec Natalie Pérez, timbre plus sombre mais agilité tout aussi remarquable, qui interprète le Bach un peu languissant et surtout le magistral extrait de l’opéra de Mazzoni (1755) mentionné plus haut. Et la confirmation à laquelle on ne s’attendait pas forcément, c’est celle du brio de la mezzo Lea Desandre. Jusqu’ici, ses prestations scéniques, dans Alcyone entre autres, ne lui avaient guère donné l’occasion de déployer cet extraordinaire tempérament de tragédienne qui brille aux deux extrémités de ce disque. Le programme s’ouvre en effet sur un Haydn d’anthologie et se conclut, après une ouverture un peu longuette qui fait penser que Hasse écrivait mieux pour les voix que pour l’orchestre, sur la toute première mise en musique de ce « Berenice, che fai », non moins stupéfiante et non moins admirablement incarnée, dont on comprend qu’elle ait pu susciter chez tant d’autres le désir de faire, sinon mieux, du moins aussi bien.