Certains disques posent au critique des problèmes insolubles. On se réjouissait de retrouver Werner Güra, un des plus grands noms actuels dans le domaine du lied. Qui plus est, dans un programme sortant des sentiers battus, parce que les œuvres de Beethoven dans ce genre précis sont loin d’être les plus connues et les plus enregistrées. Et on n’est pas déçu : le choix de programme est pertinent, avec des pièces qui s’étalent sur toute la carrière du maître, et l’excellente idée d’offrir les deux versions de An die Hoffnung (les opus 32 et 94). Le cycle An die ferne Geliebte est évidemment présent, mais il prend encore plus de sens entouré comme il l’est ici des morceaux qui le précèdent et qui le suivent dans la carrière du maître. Vocalement, on est dans une espèce de paradis : le souffle semble infini, le timbre est plus ductile et séduisant que jamais, la diction ne laisse rien échapper du texte, qui est dit et compris avec une intimité phénoménale. Werner Güra assure, avec une fraîcheur sur laquelle le temps ne semble avoir aucune prise.
Le hic, c’est qu’il y a un accompagnement à cette voix. Loin de nous l’idée de jeter la pierre au pianiste lui-même : Christoph Berner est un musicien intelligent et sensible, dont le toucher sait s’orner de mille nuances. Mais qui donc a eu la folle idée de lui faire jouer d’un instrument aussi inadapté que ce Streicher de 1847 ? Les pianos anciens ont leur légitimité, et ils ont apporté beaucoup à Schubert ou à Haydn. Mais on touche ici les limites du genre : Beethoven réclame une ampleur et une virilité du son qui sont tout simplement impossibles à atteindre pour une mécanique qui tremble dès qu’on dépasse le mezzo forte. Le preneur de son l’a bien compris, et s’emploie avec talent à reléguer le pianoforte le plus loin possible derrière la voix. Hélas, le directeur artistique (le même que celui qui a choisi le pianoforte ?) a eu l’exécrable idée d’intercaler des pièces purement instrumentales entre les moments vocaux. Aucun claquement, aucune stridence, aucune raucité ne seront donc épargnés à l’auditeur. Dans la bagatelle op.126/1, la cacophonie atteint un niveau qui fait penser à certains empilements d’accords de la musique contemporaine la plus pointue. Une association intéressante, mais on doute que ce soit ce que Beethoven ait réellement souhaité. Voilà un cas très intéressant de « fidélité infidèle », pour paraphraser Jacques Derrida.
Au total, on a un disque presque impossible à noter. Le résultat final est ingrat au possible, mais il faut saluer l’engagement du chanteur, les efforts du pianiste pour tirer le meilleur parti de son instrument, la qualité de la prise de son et l’élégance de la présentation (en couverture, une peinture de Caspar David Friedrich parfaitement idoine !). Deux cœurs, c’est un compromis.