Et de trois ! Troisième disque consacré à Jean-Sébastien Bach par Hilary Hahn. En 1997, une jeune violoniste de 17 ans sort son premier enregistrement, consacré à des œuvres pour violon seul du Kantor de Leipzig (Sony). Une interprétation magistrale qui la propulse d’un seul coup sous les feux de la rampe. En 2003, la virtuose fait ses débuts chez Deutsche Grammophon avec un enregistrement violonistiquement très réussi des Concertos du même Bach. Aujourd’hui, c’est un disque d’Arias avec violon solo que nous livre Hahn, entourée de Matthias Goerne et Christine Schäfer, déjà réunis en studio par Harnoncourt pour la Passion selon saint Matthieu (Teldec) ou, dans un tout autre genre, pour une Symphonie lyrique de Zemlinsky très inspirée sous la direction d’Eschenbach (Cappriccio).
Avec tous les paradoxes que cela entraîne, le mélomane du XXIe siècle écoute toujours d’une oreille suspicieuse les interprétations de musique ancienne sur instruments « modernes ». Interrogeons-nous dès lors sur la différence à faire entre un violon « baroque » et un Stradivarius, souvent considéré comme « instrument moderne » car équipés la plupart du temps de cordes en acier et d’une touche récente alors qu’il date du tournant du XVIIIe siècle. On enseigne dans nos conservatoires la manière de jouer « correctement » la musique baroque alors que la première propriété de la pratique musicale de l’époque était justement de ne pas être uniformisée ! Le nombre extrêmement restreint d’indications que l’on trouve dans les partitions de Bach s’explique par le fait que de son temps, l’enseignement de la musique reposait sur la tradition orale et que chaque interprète, dans un cadre défini, connaissait la liberté qu’il pouvait prendre. L’idée de jouer la musique baroque de manière standardisée est le résultat de la transposition de l’uniformisation de l’interprétation musicale héritée du XIXe siècle. N’en déplaise aux interprètes et mélomanes se croyant « musicologiquement informés », leurs modèles sont moins éloignés des idées romantiques qu’ils ne le pensent… !
Car il est aussi erroné d’interpréter la musique du compositeur de l’Offrande musicale à 415 Hz qu’à 440 puisque le diapason d’église de l’époque variait fortement d’une localité à l’autre. Car il est inexact d’utiliser un clavecin ou un orgue positif pour l’accompagnement des Cantates alors que Bach et ses contemporains utilisaient les grandes orgues de leurs paroisses. Car il impossible de chanter ces textes avec l’accent saxon de leurs créateurs. Car le public actuel n’écoute plus les œuvres sacrées avec la ferveur des luthériens d’antan (qui assistaient à des officies de 3 ou 4 heures) mais confortablement installé dans les fauteuils en velours d’une salle de concert ou au casque, dans son salon. Car nous n’avons pas fini de discuter sur le nombre de chanteurs et d’instrumentistes nécessaires à l’exécution d’une Cantate ou d’une Passion. Car aussi sublime qu’il soit, le Bach d’Herreweghe ne s’approche certainement pas plus de la réalité historique que celui de Karajan, tellement kitsch pour nos délicates oreilles. Tout comme il n’est pas nécessaire d’avoir des castagnettes d’époque pour bien interpréter Carmen, on peut parfaitement jouer Bach sur un Vuillaume de 1864 comme le fait Hilary Hahn. Ceci étant dit, le large vibrato de la violoniste – suivie sur ce terrain par les chanteurs – le jeu d’archet et les basses très présentes du Münchener Kammerochester confèrent à cet enregistrement des couleurs que l’on avait plus l’habitude d’entendre depuis quelques années déjà. Véritable fil conducteur de ce récital, la sonorité profonde et généreuse de la violoniste (Ich bin vergnügt in meinem Leiden !) n’empiète toutefois pas sur les plates-bandes des chanteurs. Hahn sait en effet se mettre à l’arrière-plan lorsque la musique l’exige (Wann kommst du, mein Heil ? ou Ach Gott, wie manches Herzeleid par exemple). En revanche, elle se « crispe » parfois un peu (Hier in meines Vaters Stätte), ce qui est pour le moins inhabituel de sa part.
Matthias Goerne confirme qu’il est un des barytons les plus passionnants de notre temps. Sans se sentir investi d’une quelconque mission exégétique, il fait de chaque aria un monde expressif autonome, qui ne souffre pas d’être désolidarisé de sa cantate d’origine. Son interprétation de Ja, ja, ich halte Jesum feste est un des sommets du disque. Dommage qu’un chœur n’ait pas été convié à chanter le choral qui ponctue l’air Welt, ade, ich bin dein müde qui échoit dès lors à la seule Christine Schäfer qui nous gratifie tout au long de ce disque d’une prestation brillante et techniquement parfaite même si le Laudamus te de la Messe en si est expédié à un tempo… d’enfer ! Mais malgré toutes ses qualités, elle ne parvient pas ici à « habiter » la musique aussi naturellement que Goerne. En témoigne sa lecture un peu alambiquée du célèbre Erbarme dich de la Passion selon saint Matthieu transposé pour soprano par Félix Mendelssohn. Elle n’est aidée par la battue assez instable de ses accompagnateurs.
Bien sûr, les puristes reprocheront au violon d’Hilary Hahn d’être trop mielleux, à l’interprétation d’être un tantinet old-fashion et aux micros de donner trop de rebondi aux basses. Mais ne peut-on pas être amateur de chocolat « noir de noir » et céder de temps à autre au charme sucré d’un carré de praliné ?
Nicolas Derny
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(1) La partition indique juste « soprano », mais on peut imaginer que le terme désigne les sopranos du chœur. Selon les thèses de Rifkin, qui veulent que le chœur soit composé d’un seul chanteur par partie, la présente configuration est correcte… quoique chantée par une femme. Pratique interdite à l’époque. Dès lors…